Il se laissa tomber sur la chaise, la lettre à la main et les yeux emplis de larmes. Il lui avait fallu la lire et la relire pour enfin être certain d’avoir bien compris son contenu :
« Cher Ami,
Il ne me reste que bien peu de temps à vivre, mes forces déclinent chaque jour, l’usure de la vie et le poids de ces si nombreuses années m’emportent vers la mort. La sentant rôder autour de moi comme un loup affamé, j’ai décidé de me libérer aujourd’hui du secret que je porte depuis maints automnes et qui m’a peu à peu étouffée et précipitée vers ce terrible mal qui me ronge.
Il me faut pour enfin trouver le repos, vous avouer ces sentiments que j’éprouve pour vous depuis le jour même où nous nous sommes rencontrés il y a de cela quarante ans. Cet amour que vous avez toujours considéré comme n’étant qu’une tendre affection par manque de sentiment à mon égard ou tout simplement par respect pour celui que j’avais épousé deux ans avant que le destin nous fasse nous rencontrer.
Vous en souvenez-vous de cette rencontre ? Moi je m’en rappelle comme si c’était hier, cette soirée chez nos amis communs, et cet instant divin où j’ai compris dans vos bras le temps d’un tango que vous étiez celui que j’avais toujours attendu.
Et pourtant, il était déjà trop tard, je ne me sentais pas capable d’abandonner ni ma fille ni cet homme dont je portais le nom. Alors je me suis tue, scellant cet amour si intense et si exclusif qui bien souvent m’a fait souffrir au delà de toute raison et qui parfois me faisait rêver à d’autres horizons partagés avec vous.
Chaque femme traversant votre vie l’espace de quelques jours ou de quelques mois me faisait l’effet d’un poignard brûlant enfoncé dans le cœur. Que de meurtrissures ! Que de blessures endurées le sourire aux lèvres mais les yeux rougis de désespoir !
Si seulement vous m’aviez demandé de vous suivre, je l’aurais fait avec le temps. J’aurais puisé dans la puissance de mon amour pour vous la force de tout abandonner pour être l’ombre de votre lumière.
Voilà Cher Ami, vous comprendrez évidemment que vous ayant ainsi ouvert mon cœur, il m’est maintenant impossible de vous revoir, j’en aurais trop de honte.
Avec tout mon amour
Daphné. »
D’un geste brusque, il froissa la lettre et la jeta sur le sol. Le papier bleu lavande se répandit sur le parquet comme un espoir brisé.
Il pleurait.
Tant de temps gâché, tant d’années évanouies à dilapider ce cœur qu’aucune femme n’avait su garder, tant de tristesse puisée à la douceur des yeux de Daphné, tant d’amertume.
A la mort de Jean, l’époux tellement envié, il avait songé se déclarer mais la peine de celle qu’il chérissait lui avait paru si grande qu’il n’avait jamais osé de peur de briser ce cristal si éclatant qu’était leur amitié.
S’il avait su, si seulement il s’était risqué à imaginer que cette femme si longtemps désirée se mourait de la même passion, si seulement...
Il regarda ses mains tellement ridées, tellement vieilles, tellement inutiles, ces mains qui auraient tant aimer caresser ce corps qu’elles auraient si bien su aimer, ces mains à jamais tellement vides de toute raison d’être.
Les jambes tremblantes, il se leva, et se dirigea vers son secrétaire. Il prit une feuille de papier sur lequel il écrivit ces mots :
« Moi aussi, je vous ai tant aimé.
Adieu.
Philippe. »
Il ouvrit un petit tiroir secret, en sortit un vieux revolver et se tira une balle dans la tempe.