Maintenant, c’est trop. Regarde toi ! Tu ne tiens même plus debout.
Tu exagères...
La jeune femme, cédant brusquement à l’énervement, empile bruyamment les assiettes les unes sur les autres, sans tenir compte du regard de l’enfant assis au bout de la table. Elle observe à nouveau l’homme, furibonde. S’il n’a perdu que dix kilos, c’est peu... L’inquiétude en elle cède la place à la colère, à moins que justement, ce ne soit ce sombre pressentiment qui fasse jaillir ses mots, presque malgré elle... Pour conforter sa décision, enlever le tremblement qu’elle sent monter dans sa voix, elle passe la main sur son ventre arrondi, comme puisant du courage dans cette vie qui grandit en elle. Enfin, elle plante ses yeux dans ceux de l’homme, le cœur serré par le regard éteint de celui qu’elle a épousé.
Si tu ne va pas voir un médecin, je divorce.
Il la regarde. Il la connaît. Il a peur. Il n’a pas le choix... le rendez vous est pris dès le lendemain, sans un mot de plus échangé entre les époux. Fierté absurde, orgueil intense que celui qui écarte ceux qui devraient plus que jamais se soutenir... Seules les larmes de l’enfant les réunissent encore.
***
Jour fatidique, jour de vérité ; même l’homme, en dépit de ses bravades et grommellements, tait ses protestations et sent un frisson d’inquiétude courir le long de son échine. Les examens passé lui reviennent en mémoire, alors que le sol défile sous ses pas, que les couloirs s’enchaînent indifféremment, labyrinthe à l’image des pensées qui se déchaînent au creux de sa tête, déferlement faisant place à un vide béant alors que la porte du bureau se dessine enfin au hasard d’un coin tourné. Elle s’ouvre.
La vie est étrange. Merveilleuse, cruelle, impitoyable, indescriptible ; ses tours et détours s’emmêlent en une multitude bariolée de chemins ensoleillés ou mouillés de larmes, selon les caprices d’un Dieu distrait trop rarement touché par la foi naïve d’une humanité peut être déjà égarée dans le labyrinthe des fourmillement de vies. Alors, parfois, au hasard d’un lancer de dé du destin, le chemin s’infléchit, s’enfuit, s’embrume. Un mot, un seul, pour changer une existence...
Cancer. Je suis désolé... Si vous étiez venu plus tôt, nous aurions pu...
Il ne bronche pas. Il n’écoute plus le silence qui s’installe entre eux. L’inflexion de son chemin... Comme dans un rêve, il entend sa voix s’élever dans l’air aseptisé.
Quelle... Quelles chances aie je de m’en sortir ?
Il a horreur de ce ton faible, tremblant. Plus d’énergie, plus de forces... depuis trop longtemps. L’homme en blouse blanche hésite, effleure la femme du regard, comme interrogatif. Celle ci incline imperceptiblement la tête.
deux sur cinq, plus ou moins, finit il par lâcher. Les progrès de la technologie permettent...
L’homme ne fait plus attention. Ses yeux scrutent le regard de la femme à ses cotés ; il aurait accepté d’y voir n’importe quoi, de l’amour, de la colère, de la haine, du triomphe, n’importe quoi... Mais tout au fond du brun chaud des prunelles de sa compagne, alors qu’elle passe sa main sur son ventre gonflé, il n’y avait rien de tout ça.
Et l’homme, plongé dans ces yeux immenses, aurait préféré affronter tout les démons de l’Enfer plutôt que la peur qu’il y lisait.