Une minute, une éternité.
C’est à peine s’il osait respirer. Cela faisait certainement une heure qu’il fuyait comme un animal traqué devant cet être immonde qui l’avait pris en chasse et s’acharnait sur lui comme un prédateur affamé.
Et pourtant, rien dans le déroulement de cette journée d’été n’aurait pu présager d’un tel dénouement. Mentalement, il faisait défiler en boucle chaque heure, chaque minute afin d’occuper son esprit et d’oublier la douleur que ses membres endoloris lui faisaient subir.
Quelques heures auparavant, par le plus grand des hasards, en sortant de l’immeuble qui abritait son bureau, il avait retrouvé Antoine, un vieux camarade d’école qu’il n’avait pas revu depuis des années. Ils avaient passé la soirée ensemble, riant de leurs bêtises passées, blagues de potaches boutonneux et stupides, se racontant leur vie, exagérant le nombre de leurs conquêtes amoureuses et pour finir après quelques verres avouant leurs échecs.
Vers deux heures du matin, quand il était sorti du bistrot infâme où ils avaient copieusement arrosé leurs retrouvailles, il entreprit de rentrer chez lui, d’un pas chancelant, maudissant cette maudite arthrose qui s’était réveillée.
Très vite, il s’était mis en quête d’un coin tranquille afin d’assouvir un besoin naturel pressant et c’est ainsi qu’il était entré dans une impasse sombre et nauséabonde. Au début, il n’avait rien vu, tout caché qu’il était derrière une énorme poubelle remplie d’épais cartons mais soudain un cri rauque et inquiétant l’avait brutalement sorti de cette torpeur dans laquelle l’alcool l’avait fait plonger.
Par réflexe, il s’était tapi puis se laissant glisser entre le container et le mur, il avait risqué un œil un peu plus loin, et là, sous la lueur tremblotante d’un néon il vit une forme allongée sur laquelle une ombre gigantesque se penchait.
Il tenta de s’approcher encore et se rendit compte que le corps étendu sur l’asphalte était celui d’un clochard, le ventre ouvert, duquel émergeait une masse sanguinolente.
Terrorisé, il leva les yeux et ce qu’il distingua lui arracha un cri qu’il parvint à peine à étouffer : une créature, ni homme ni animal, se repaissait des entrailles du malheureux émettant des grognements de satisfaction. Pris d’une violente nausée, il se détourna afin de ne plus voir cette scène répugnante et son pied heurta une caisse remplie de vieux journaux détrempé et d’un dictionnaire aux pages arrachées qui glissa dans un crissement strident.
Le bruit résonna dans sa tête comme une détonation, et à la seconde même où il prit conscience que la créature, elle aussi avait du l’entendre, il la vit se figer en silence, humant l’air comme l’aurait fait une bête féroce en quête d’une proie. Puis avant qu’il ne puisse comprendre, il se retrouva face à face avec un regard bleu et glacé et perçut une haleine fétide et dégoûtante.
Sans demander son reste, guidé seulement par l’effroi et l’instinct de survie, il se leva et se mit à courir aussi vite qu’il le pouvait.
Il sentait, derrière lui, à chaque fois un peu plus proche le souffle de la créature, c’est alors qu’il se souvint de la présence à quelques mètres de là d’une usine désaffectée où il se trouvait maintenant. Tout d’abord il avait réussi par un savant jeu de cache-cache morbide à échapper à son poursuivant et soudain, il avait aperçu à l’étage supérieur le plafond constitué de poutrelles métalliques auxquelles il pouvait accéder facilement se cachant définitivement de l’animal.
Il avait réussi.
Quoique inconfortable, coincé entre deux poutres , les muscles ankylosés, sa position lui permettait de rester en dehors du champ visuel de la créature. Celle-ci avait suivi sa piste, il pouvait la voir, la respirer. Elle se trouvait juste en dessous de lui et cherchait déroutée à repérer celui qu’elle pourchassait en vain. Au bout de quelques minutes, il constata qu’elle était sur le point de renoncer à l’ignoble traque.
Il était presque soulagé, mais il sentit une goutte de sueur perler sur son front, dessiner un large sillon sur sa peau et suivre lentement et inexorablement le tracé du nez pour terminer sa course sur les écailles visqueuses du monstre en contrebas. Celui-ci leva la tête et un éclair cruel traversa son regard...
Ce fut la dernière vision que l’homme emporta avant que ses yeux ne se referment sur le néant.