La rame du métro s’ébranla, chahuta tous les passagers, pris de la vitesse en sifflant et laissa tout le monde indifférent.
Les gens se taisaient, perdus dans des pensées qu’eux seuls connaissaient. Certains chuchotaient, mêlant gestes et paroles et l’on s’imaginait suivre le fil de la conversation ; là, un geste d’acquiescement, là, de refus...
Les voyageurs debout, serrés, imposaient leurs odeurs, leur visage, leur torse, à leurs voisins d’infortune, tout en agrippant les barres de soutien verticales du compartiment. Les mains se crispaient au gré de l’avancée du métro et répondaient machinalement aux mouvements imposés par la rame.
Toutes les mains du monde étaient là à s’effleurer, à repousser tout contact, pour glisser encore et recommencer à se toucher puis à se repousser...
Il y avait des mains noires, des blanches, des jaunes. Des grosses mains épaisses dont les veines saillaient sous la crispation imposée. D’autres mains plus fluettes, plus effilées, le plus souvent ornées de bagues ciselées, prolongeaient un bras féminin, une aisselle entrevue, une épaule troublante et là bas, très loin, se terminaient par un visage distrait. Cet anonyme visage n’imaginait pas l’émoi que ce simple contact des mains pouvait provoquer chez son voisin dont, l’air de rien, la face toute proche rougissait.
Il y avait des mains qui, après avoir couru sur un manche de guitare pour accompagner une voix sans conviction, se tendaient, sans trop d’espoir, pour recueillir dans leur paume chaleureuse, une obole humanitaire. Et que l’on déposât cette charité ou pas, plus haut, une voix prolongeait ces mains et remerciait parfois le bienfaiteur ou l’indiffèrent. Pourtant l’un et l’autre étaient déjà repartis dans des pensées anonymes comme pour fuir cet excès de gênante bonté ou ce signe de visible misanthropie.
Il y avait aussi de vieilles mains aux phalanges noueuses, pareilles à des sarments de vignes, sans formes et cassantes comme eux. Elles donnaient l’impression qu’elles ne se dénoueraient plus de la barre agrippée comme s’il se fut agit d’une bouée de sauvetage. Cette barre, c’était leur ultime salut, la seule vague certitude d’exister encore. Qu’elles lâchent et ces mains vieillies et cornées se retrouveront précipitées au sol, jetées en pâtures, broyées, écrasées, au gré des à-coups de la rame et, plus grave encore - ces reliques le savaient - elles seront anéanties dans l’indifférence générale.
La rame ralentit puis brusquement s’arrêta, précipitant son contenu vers l’avant qui, d’instinct, s’opposa à cette force et revint en arrière. Action, réaction étaient réglées comme un ballet. Certains artistes ne levant pas la tête de leur journal, appuyaient sur le bouton commandant l’ouverture des portes pour évacuer, s’exhumer de cet étroit contenant. Dans quelques instants, ils se dirigeront, très sûrs, vers des labyrinthes dont ils maîtrisaient parfaitement l’itinéraire.
Sur le quai se tenait une foule compacte, hétérogène pourtant, mais compacte. L’effort qu’elle faisait pour tenter de prendre d’assaut, par les portes ouvertes, le minuscule espace que la rame déjà bondée leur offrait, était considérable.
Un homme s’arc-bouta, les deux bras, les deux jambes appuyés contre les portes et, le dos au passagers, poussait vers l’arrière pour s’introduire de force dans ce compartiment. Il fallait qu’il fût particulièrement pressé pour imposer sa présence à ses congénères qui étaient déjà serrés comme des anchois en boite.
Derrière lui, écrasés comme tous les matins, les autres criaient leur mécontentement, leur indignation :
« Allons ! Vous voyez bien que vous ne pouvez pas entrer. Il n’y a plus de place, vous prendrez le prochain ! »
Mais l’homme poussait toujours. Il peinait comme une bête, mêlant son haleine et sa sueur, à celles des passagers contre lesquels il forçait et qui maintenant luttaient discrètement pour tenter d’évacuer l’intrus. Pendant ce temps la sonnerie signalait la fermeture imminente des portes, criait son autorité, indifférente à ce combat de bas-fonds. Ce klaxon discordant restait pourtant impuissant : l’homme écartelait toujours les portes, la rame était arrêtée...
Alors les anchois hurlèrent. L’homme fut expulsé, expectoré comme un corps étranger qui gêne la fonction pulmonaire de la respiration. Il alla s’étaler lamentablement sur le quai, ses bras qui luttaient un instant plus tôt, s’allongeaient maintenant de manière désespérée le long de son corps qui regardait s’éloigner la voiture tant convoitée. Perdus au milieu de ce quai, ces bras semblaient appartenir à un pantin désarticulé. Pire, l’homme n’avait pas cessé d’indifférer la foule amassée prés de lui, déjà prête à bondir sur la prochaine rame dont le souffle bruyant glissait dans les couloirs.
Suivirent les préparatifs rituels : blousons à fermer, sacs à placer sous une aisselle, inspiration à prendre avant de plonger dans le microcosme suffocant de la rame bondée.
Alors, les portes du métro s’ouvrirent, vomirent leurs milliers d’anonymes, furent encore forcées, sonnèrent sans lassitude, se refermèrent sur l’anchois expulsé et l’emportèrent sûrement, mêlé à ses congénères, vers l’enfer de la station suivante...
Paris, le 20.09.94