C’est l’histoire d’une idée qui voulait être meilleure que les autres.
Elle flottait au-dessus des nuages à la recherche de quelque esprit talentueux qui possèderait la capacité de la comprendre dans toute sa complexité. Pour elle, elle était ce qui se faisait de mieux en matière d’idée. Elle était la Rolls-Royce des idées, un tremblement de terre de magnitude dix sur l’échelle de la connaissance ou encore un orgasme intellectuel. Pas de doute à avoir. Elle était la meilleure idée qui ait jamais existé.
Elle se faisait appeler Evol.
Elle glissait sur l’immensité nuageuse, admirant cet éclat d’or qu’était le soleil. Autour d’elle certaines idées fusaient pour rejoindre des esprits qui les appelaient de toute urgence. Elles emportaient les nuages dans leurs souffles, les arrachant quelques fois. D’en bas, leur monde devait ressembler à une vaste étendue tachetée de moutons cotonneux flânant sur un océan azur, c’est du moins ce que racontaient les rares idées qui avaient pu descendre observer de près le monde des Hommes, puis revenir.
Le monde du dessous appelait ces mouvements de nuages, le vent. Jolie appellation ! C’était d’ailleurs l’une de ces idées, se faisant appeler Eole, qui s’était installée dans l’esprit d’un homme pour lui indiquer ce joli terme.
D’autres idées, autour d’elle, s’arrêtaient, l’observaient, l’enviaient, s’en inspiraient. Elle avait vu tant d’idées naître, grandir, évoluer au contact des autres, tant d’idées aussi surprenantes et novatrices qu’elle qui avaient fini leurs vies dans un esprit trop étroit, elle en avait vu tant qu’elle s’inquiétait pour son propre avenir.
D’ailleurs, l’une de ses cousines avait pour Essence d’exprimer la vraie nature du vent. Elle voulait donner aux hommes l’occasion de connaître l’existence du monde des idées. Malheureusement, elle s’était installée dans un esprit trop étroit et bien incapable d’expliciter clairement sa découverte. C’est ainsi que cet homme, après plusieurs jours d’explication, fut enfermé dans un centre psychiatrique. On n’entendit plus jamais parler de lui.
Parfois, les Hommes préfèrent ignorer ce que leur esprit ne peut réellement comprendre.
Une autre idée s’était alors fait accepter en stipulant que le vent naissait sous l’effet des différences de températures et de pressions. Cela fait tout de suite plus scientifique... les Hommes préfèrent.
Evol, qui n’avait pas encore fait son choix, voletait donc de nuage en nuage, observant le monde des Hommes. Elle examinait avec attention tous les esprits de la Terre, espérant trouver la perfection, une âme pure qui donnerait l’espace nécessaire à son développement.
Ses recherches restant vaines, elle décida de partir en quête de conseils.
Elle parcourait l’étendue nuageuse à la recherche d’une vieille idée. Une idée tellement ancienne qu’elle pourrait lui indiquer la marche à suivre. Une idée pleine de sagesse et de bons conseils.
Elle finit par trouver ce qu’elle cherchait.
Elle l’observa mais ne parvint pas à en comprendre l’Essence. Evol n’en saisit pas la raison alors elle décida de s’en approcher pour discuter.
Pouvez-vous, m’aider ? Questionna-t-elle.
Je sais ce que tu recherches, Evol. D’autres sont venues avant toi, et d’autres suivront...
Que dois-je faire ?
Comprendre, Evol, comprendre... Ce que tu espères trouver n’est pas ce que tu recherches.
Je ne comprends pas.
Tu es différente et tu le sais. Tu l’as ressenti, non ?
Oui...
Ta différence est salutaire, Evol, mais elle te contraint à emprunter un chemin différent, lui aussi.
Qu’est-ce que je suis ?
Toi seule est en mesure de trouver la réponse à cette question. Je ne suis qu’un simple guide. Je te montre la voie, mais toi seule peut décider de t’y engager. Ce n’est qu’une fois au-delà de ce chemin que tu comprendras qui tu es vraiment.
Que dois-je faire ?
Comprendre, Evol, comprendre...
... mais je ne comprends pas.
Si tu ne te comprends pas toi-même, comment espères-tu te faire comprendre des Hommes ?
Mais je...
Tu cherches à atteindre un but que tu ne connais pas. Descends, Evol... Glisse sur le monde des Hommes. Observe, apprend... puis comprend. Ce n’est qu’à cette unique condition que tu trouveras le chemin.
Très bien.
Evol fureta un peu plus loin, avant de se retourner vers son aînée.
Qu’êtes-vous ? Demanda-t-elle.
Je ne suis qu’une partie de ce que tu arpentes.
Je ne comprends pas.
Car tel n’est pas ton but. Vole, maintenant.
Evol suivit le conseil de son aînée et se mit en quête d’un nuage de pluie. Seuls ces derniers permettaient aux idées de rejoindre le monde du dessous. Elle se laissa caresser par la douceur cotonneuse d’un cumulus en l’effleurant légèrement, puis au loin, elle aperçut un nuage sombre et électrisé. Il scintillait, gonflé et zébré par d’innombrables éclairs. Elle le survola et en chercha l’extrémité.
Elle se demandait ce qu’avait bien pu vouloir dire la vieille idée. Quel chemin devrait-elle emprunter pour trouver son but ? En quoi était-elle si différente ? Que devait-elle trouver ?
*Ce que tu espères trouver n’est pas ce que tu recherches...*
Ces mots raisonnaient en elle, mais ne parvenaient pas à l’éclairer.
Elle arriva finalement à la frontière de ce cumulonimbus et s’arrêta un moment. Elle allait descendre pour la première fois vers ces contrées inconnues, et peut-être n’allait-elle jamais revenir. La plupart des idées qui descendaient, ne rentraient jamais.
Elle n’hésita pas plus longtemps.
La lumière du soleil s’éclatait au cœur du torrent de pluie, et se déchirait en un pont multicolore très pratique pour rejoindre le monde des Hommes. Elle s’y laissa glisser doucement.
*Ce que tu espères trouver n’est pas ce que tu recherches...*
Que recherchait-elle ? Un esprit. Mais que devait-elle chercher dans ce cas, si ce n’était un esprit... ?
***
La pluie diluvienne s’abattait sur la ville. Eric était assis sous le perron d’un vieil immeuble, attendant la fin de l’averse. Il observait les gouttes d’eau s’abattre sur les pavés et s’éclater en perles argentées sur les pare-brise des voitures qui filaient sur l’avenue. Il entendait les vitres de l’immeuble s’ébranler lorsque le grondement de l’orage retentissait dans l’obscurité factice. Des passants couraient sur le trottoir, face à lui. Un homme avec un journal posé sur sa tête ; un autre qui tentait vainement de se protéger avec sa veste ; une femme qui essayait de redresser son parapluie ; un groupe d’enfants qui sautaient dans les flaques déjà formées à cause des imperfections de l’avenue. Le vent était particulièrement violent. Une multitude de bourrasques faisait valser des journaux ou des feuilles d’arbres jaunies et fouettaient le visage de tous ces hommes et toutes ces femmes pressés par le temps.
Lui, n’était pas pressé.
Il se moquait de la dictature du temps sur les hommes. Il venait de terminer sa journée de travail comme tous ces gens qui poursuivaient leur défilé devant lui, et il était exténué, mais il préférait regarder la vie, assis sur ces marches, plutôt que de courir après un temps qui allait bien trop vite pour lui.
Pourquoi se presser alors qu’il suffit d’apprécier chaque seconde ?
***
Evol furetait dans le monde des Hommes. Elle ne l’avait jamais imaginé si terne et disgracieux. L’univers grisâtre de la ville contrastait avec la beauté muette des cieux. De grands immeubles froids et inhospitaliers se dressaient le long des avenues, champs macabres qu’elle sillonnait avec acharnement.
Elle fut surprise de découvrir un nombre stupéfiant d’idées qui savaient exactement où se rendre. Ses cousines filaient dans l’air et bousculaient les hommes. Elles dévastaient tout sur leur passage, sans se soucier des conséquences.
L’une d’entre elle trouva un homme et lui indiqua qu’il serait mieux protégé de la pluie avec le journal enroulé sous son bras ; une autre voulut faire comprendre à son hôte qu’il pouvait retirer sa veste pour se protéger le visage, mais il ne semblait pas avoir vraiment compris ; une dernière s’était insinuée dans l’esprit d’une femme pour lui dire d’ouvrir son parapluie, mais ses cousines empêchaient le bon fonctionnement de l’outil qui ne cessait de se retourner.
Une chose était certaine, Evol n’était pas faite pour cela. Les autres causaient tant de dégâts alors qu’elle voulait faire le bien. Elle n’était pas comme elles.
Elle continua son chemin et arriva face à un homme, assis, seul, sous le perron d’un vieil immeuble. Elle eut une révélation. Elle comprit que cet homme pouvait la recevoir, mais il semblait lui manquer quelque chose. Elle l’examina mais n’en comprit pas la raison.
*Ce que tu espères trouver n’est pas ce que tu recherches...*
***
L’odeur de la pluie qui imbibait le goudron le gênait, mais il en avait pris l’habitude. Il tendit les mains et laissa la pluie tapoter ses paumes avec un plaisir non dissimulé. Il vivait dans un monde qui ne le comprenait pas. Pourquoi toutes ces personnes voulaient-elles ce qu’elles ne pourraient jamais avoir ? Pourquoi ne parvenaient-elles pas à se contenter des plus simples instants ? Si le monde ne le comprenait pas, lui, ne parvenait pas plus à l’appréhender.
Un simple sourire d’une inconnue le rendait heureux ; une étreinte amicale sur un bord de quai ; un coucher de soleil sur une mer émeraude ; un enfant dont le rire éclatant lézardait les murs ; une nuit d’été dévoilant un ciel violacé tacheté d’étoiles argentées.
L’eau ruisselait sur ses avants-bras. Il observa ces gouttelettes cristallines courir sur sa peau sans savoir où elles se rendaient. La plupart glissaient de ses bras pour finir leur vie sur les pavés, mais certaines parvenaient à se blottir dans le creux de son coude.
Une femme passa en courant devant lui, trébucha et s’effondra sur les pavés.
Eric se leva et alla la rejoindre. Elle riait.
Il lui tendit un bras salutaire qu’elle accepta. Ils s’observèrent et Eric lui sourit.
Vous avez un joli sourire... Si tout le monde était comme vous, tout serait un peu moins terne.
Elle rit encore, lui dévoilant, elle aussi, un sourire agréable.
***
Evol comprit.
*Ce que tu espères trouver n’est pas ce que tu recherches...*
Elle avait longuement cherché un esprit, elle venait de trouver deux cœurs qui devaient battre à l’unisson dans un vacarme émotionnel sans précédent.
***
Un vent frais s’engouffra dans le t-shit d’Eric. Il sentit le souffle doux courir sur son thorax et un frisson agita aussitôt tout son corps. Son cœur s’ébranla et son sourire n’en fut que plus franc. Il trouva la jeune femme plus belle que ces couchers de soleil qu’il aimait tant, plus magnifique encore qu’une étoile filante déchirant les cieux. Elle passa une mèche de cheveux derrière son oreille, et son cœur à lui explosa d’un amour sans borne. Une chaire de poule inattendue se propagea sur ses bras et sa nuque.
Le temps ne courait plus. Il s’était arrêté, comme perdu dans les méandres inconnus de l’espace. Une telle vague de bonheur déferlait en lui à cet instant, un ressac qui crachait ses écumes sur les sables du temps et les cristallisait dans un instant de pure extase.
Le monde entier n’existait plus, que ce visage et ce sourire parfait.
Un éclair déchira les cieux. Un homme et une femme tombèrent amoureux. Un sentiment d’une puissance inégalée trouva refuge dans deux cœurs distincts voués à fusionner.