Il y avait un pont juste au-dessus du sang.
Souviens-toi, mon Aimé.
Qu’elles étaient douces nos soirées au bord du fleuve. Nous connaissions tous deux les ombres de chaque heure, les creux où l’eau pouvait attendre patiente que le soleil vienne la frôler, la patine irisée des cailloux dont nous envoyions les ricochets se perdre vers l’autre rive.
Nous aurions pu pendant des heures regarder l’eau se froisser des légères risées qui taquinaient les libellules et déportaient leurs danses vers le cœur du courant.
Mon cœur battait comme un jeune oiseau lorsque, dans la foule, je devinais ta silhouette déliée à la démarche à la fois brisée et assurée, regard accroché à un but lointain et les pieds traînant vers d’improbables fossés au milieu du bitume.
J’aimais ce noir dont nous nous vetions tous deux, à peine éclairé de blanc certains jours. Il absorbait tout autour de ta personne le moindre frémissement de lumière que ton regard sur les choses me rendait encore plus intenses et plus belles. Tu avais l’art de me faire voir l’au-delà des bruines et des pentes.
Tu ne m’as jamais fait l’amour.
Tu me disais « nous avons bien le temps ».
J’aurais aimé, tu sais ?
C’est à peine si tu osais prendre ma main dans la tienne .Encore aujourd’hui j’en ressens la chaleur.
Qu’elle était belle notre ville, avant qu’on ne la coupe en deux. Le quartier des Surâme et ses bouquinistes distraits et raleurs, celui des Outcap et leur folie de bagnoles toutes plus déjantées les unes que les autres, les Overlap du centre ville toujours pressés.
Tant d’autres aux couleurs fruitées ou grises, aux rues retenues dans le silence ou pépiantes comme cages d’oiseaux, clochers, minarets, dômes confondus dans une même crainte de l’exil mutuel.
Il y avait ce pont dont les arches de granite laissaient leurs hanches rondes à la merci des mains entreprenantes des flots.
Un jour, des barbelés ont séparé ton quartier du mien. Le pont est devenue un trait de désunion au cœur de la ville.
Au milieu des bombardements qui allumaient nuit et jour les immeubles ou les pauvres maisons , dans cette odeur de ruine où se mêlaient parfums de bois, de chairs brûlées et d’onguents, la flamêche bleutée d’un papillon franchissant le fer nous rendait de l’espoir.
Un jour, nous sommes devenus papillons. Tu te souviens ? Nous avons, sans nous concerter, (ce n’était plus possible, tous les moyens de communication avaient été coupés), chacun de notre côté découpé dans le fil de fer juste de quoi nous faufiler dans l’ombre. Et nous avons rampé le long des murs jusqu’à ce pont abandonné mais sous lequel l’eau continuait sereine de couler.
Tu sais.. l’as tu jamais su ? Que je t’ai aimé comme peut-être jamais je n’ai aimé quiconque ? Et que je t’aime encore.
J’ai vu ta silhouette. Et puis..
Il n’est resté que nos mains
Tendues l’une vers l’autre,
Accrochées à un rayon de lumière,
Pont d’anti-chair s’étirant à l’infini au dessus du fleuve
Juste au-dessus du sang..