Aujourd’hui, P. a presque trouvé une seringue. C’est passé tout près. Son pied serait passé tout près et il n’aurait pas réagi tout de suite, ses yeux auraient vu, il aurait fallu quelques fractions de secondes pour que le cerveau constate l’étrangeté de l’image en ce lieu qu’est ce que ça peut être, il serait revenu sur ses pas, se serait accroupi, et aurait découvert la seringue, à deux pas du banc public, couchée dans l’herbe, inerte, d’apparence inoffensive mais avec l’aiguille incroyablement longue, incroyablement fine, incroyablement dangereuse elle aurait aussi bien pu transpercer sa chaussure il aurait à peine senti quelque chose à cause de l’incroyable finesse, traverser la semelle passer entre deux nerfs ou alors. Ou alors se casser dans la semelle, juste le bout, plus tard il aurait constaté une égratignure et aurait continué sans se douter de rien, sans se douter de rien ; la pensée lui vient qu’il a presque découvert une seringue dans le jardin public, à deux pas d’un banc, un endroit où viennent sans doute jouer les enfants il aurait même pu être contaminé sans se douter de rien.
Alors il revient sur ses pas, fait soigneusement le tour du banc, regarde autour de lui, plusieurs fois, quadrille le terrain, si elle y est elle ne peut pas lui échapper. La seringue n’y est pas mais le banc est bien là et sur ce banc il se souvient hier en passant il a vu des jeunes, ils viennent avec leur scooter et restent là des après-midi entières, de temps en temps il y en a un qui démarre l’engin démarre rageusement son engin va faire déraper son engin sur l’allée en gravier et puis revient et coupe le contact, à cause du banc ils viennent là et restent assis des après-midi entières on ne sait pas ce qu’ils font, on ne sait pas bien d’où ils viennent, au début il y avait le grand fils d’un voisin mais maintenant il est parti mais les autres continuent de venir là, pas toujours les mêmes autres mais tous étrangers au lotissement et tout ça à cause du banc ce qui est terrible dans ces cas là c’est l’impuissance on ne peut pas réagir ils vous regardent passer avec leurs casques sans même vous voir quand on leur dit de s’éloigner ils s’éloignent et un peu plus tard ils reviennent, aucune provocation juste l’indifférence, l’inertie multipliée par l’indifférence. Et, évidemment, à la gendarmerie ils font semblant de ne pas comprendre, on ne peut rien précisément leur reprocher mais notez bien on les tient à l’œil, on fait des rondes, on ne sait jamais ils sont imprévisibles leurs parents s’en foutent ils les laissent traîner dans les rues. Rien d’étonnant avec ces jeunes qui traînent sur le banc, on les entend discuter tard, très peu de mots, de longs silences, et le lendemain les mômes qui passent là en sandales peut-être même pieds nus.
Mais là avec la seringue tout change il va pouvoir montrer l’endroit au maire, tout expliquer, il aura convoqué ses voisins l’un d’eux connaît bien un journaliste le maire viendra, la gendarmerie, il n’y aura pas dépôt de plainte mais une enquête discrète, le journaliste fera une brève, le journaliste fera une photo du banc, transmettra à la rédaction Parisienne, à la télé régionale le maire expliquera que lui n’aurait jamais mis un banc maintenant il est là et c’est vraiment compliqué de l’enlever, la France est le pays des complications il y a même une association de défense des bancs qui lui met des bâtons dans les roues mais de toute façon le maire ne le sait pas mais le problème est réglé, 3 ou quatre gars décidés.
Au matin les jeunes sont venus il n’y avait plus le banc, proprement scié à la disqueuse les voisins n’ont rien entendu juste deux souches en béton et l’espace usé à l’endroit des pieds, les jeunes sont repartis ils vont plus loin avec leurs scooters, peut-être au pied d’un arbre, en tout cas pas ici.