J’étais quelqu’un de bien vous savez Monsieur, avant d’être un clochard...
Il avait lancé cette phrase comme on jette une bouteille à la mer, avec ce regard qu’ont parfois certains animaux sentant la mort venir et qui se soumettent sans lutter, résignés et dociles. Il portait un vieux manteau dont les déchirures béantes, stigmates de quelques beuveries laissaient apparaître un pull élimé dont la couleur indéfinissable rappelait la misère de la rue, un bonnet tout crasseux qu’il tenait encore à la main et des mitaines aussi grises que l’asphalte.
L’homme en smoking se retourna sur lui, surpris d’être ainsi interpellé. La femme pendue à son bras, dans sa longue robe de soirée aussi blanche et immaculée que la neige de janvier lui lança un regard dédaigneux, cette belle et grande dame dont l’âme était aussi noire qu’était éclatante la rivière de diamants qu’elle portait à son cou murmura quelques mots à son cavalier et tenta d’ignorer l’invective de cet ivrogne qui les importunait.
C’est étrange la mémoire, elle avait certainement oublié que cet homme de nulle part venait de lui rendre le bracelet en or qui s’était échappé de son bras alors qu’elle descendait d’un taxi.
Acte gratuit et désintéressé, il n’avait même pas accepté le billet que l’homme lui avait tendu pour le remercier, un sourire aurait suffi, une parole échangée, quelque chose qui lui aurait prouvé qu’il existait encore, qu’il n’était pas qu’une ombre invisible au coin d’une rue, un fantôme, un mort avant de mourir.
L’homme le regarda et lui répondit :
- Je n’en ai jamais douté Monsieur, d’ailleurs vous l’êtes toujours.
A ces mots, quelque part au creux des nues ténébreuses et infinies, une petite étoile s’alluma et de sa lumière éclatante réchauffa le cœur d’un clochard qui venait de retrouver un peu de la dignité que la vie lui avait dérobée.