Willy Hemer avait senti que les choses allaient foutrement merder quand une légère brise renversa son premier château de cartes de la journée alors qu’il n’en était qu’au deuxième étage. Soixante trois bon Dieu d’années que Willy vivait dans le désert à environ neuf kilomètre de South Houston (une petite banlieue du Texas qui avait la bonne idée d’être suffisamment éloignée de Dallas et de tous ces jeunes blancs becs tout costard italien et attaché-case en croco) donc c’est dire qu’il en avait vu des choses ! Il avait marché sur un serpent en sortant de chez lui, avait trouvé un cadavre, une balle dans la tête à seulement cent cinquante mètres de la maison, il avait vu passer dans le ciel un tas de machins qui ne ressemblaient pas aux avions de la United (surement de nouvelles armes du gouvernement ou un truc dans ce genre là) et encore des milliers d’autres choses ! Mais une brise, même légère, pour venir foutre en l’air son château de cartes en plein mois de juillet, ça, jamais !
Cet incident éveilla chez Willy une certaine contrariété qu’il n’avait plus ressentie depuis longtemps. En se penchant pour ramasser les vielles Bicycle toute cornées (et oui gamin le vieux Willy ramasse ses cartes tout seul et c’est pas le plus dur ! Du haut de mes 82 ans je me tape parfois tout le trajet jusque South Houston à pied, en 4 heures, aller et retour, dix-huit bon Dieu de kilomètres dans la poussière ! Reviens me voir quand t’en arrivera là kid et, en attendant, va voir à Dallas si j’y suis !) il se rappela de ses premiers temps ici, dans la petite maison en bois qu’il avait construite de ses mains, oui m’sieur, il y avait de ça soixante trois ans ! C’était en 1944, Willy n’avait que dix-neuf ans à l’époque et l’armée des Etats-Unis entrait en guerre et sollicitait (ordonnait était plus juste) la participation des hommes valides de plus de dix-huit ans. Cependant, Willy bien que répondant aux deux conditions, ne comptait certainement pas faire partie de ce jeu là. Il ne voyait pas pourquoi il irait se faire tuer par des fanatiques européens pour défendre d’autre merdeux d’européens qui devaient se mettre à quatre pour totaliser une paire de couilles. Pour lui, peu importait le résultat de cette satanée guerre : au final, l’Europe serait aux mains d’européens, c’était pareil. Il s’était donc enfui dans le désert, avait construit son abri et n’avait jamais plus bougé de là depuis.
L’interruption de la construction du château de cartes avait au moins un avantage : Willy décapsula la bière qui se trouvait sur la table avant qu’elle ne soit chaude. En avalant la première gorgée, il se surpris à penser à la seule raison qui avait failli lui faire quitté son foutu désert : Maria. Maria était une beauté mexicaine qu’il avait rencontrée deux ans après s’être installé au désert. Il s’était rendu en ville et l’avait aperçue au marché. À l’époque, le marché était divisé en deux zones : le marché américain et le marché mexicain. Willy faisait toujours ses courses dans le deuxième, véritablement moins cher. Faut dire que poser des rails ne rapportait pas des mille et des cent, ça non ! Bref, la gamine devait avoir au plus une quinzaine d’années et vendait des oranges et des piments sur le marché avec son père et deux de ses frères. Willy l’avait remarquée tout de suite. Il avait acheté quelques fruits et Maria. Et ouais, c’est que les mexicains n’accordaient pas beaucoup de valeur aux filles dans ce temps là ! Mauvaises travailleuses, pleurnichardes, les vendre aux américains représentait une bonne dose de fric et une bouche en moins à nourrir. Cependant, Willy ne l’avait pas traitée en esclave. Il lui avait appris l’anglais et avait fait d’elle sa femme. Ni religieusement ni officiellement (Willy ne croyait ni en Dieu ni en la politique) mais du moins dans leurs esprits et ils avaient vécus heureux, dans le désert, pendant de nombreuses années.
Le bonheur était sans tache (à l’exception de quelques claques quand Willy avait trop bu) jusqu’à ce matin ou une brise venue de nulle part avait renversée ces saloperies de cartes. Là, il savait que c’était fini. Aussi, il ne fut pas surpris lorsque Maria s’avança hors de la maison et lui annonça qu’elle partait.
Il le faut, c’est la vie tu comprends ?
Ouais.
Et c’était vrai. Il comprenait, sans vraiment savoir pourquoi.
Maria, tu vas me manquer.
Et ça aussi, c’était vrai. Même s’ils ne se parlaient presque plus, qu’ils n’avaient plus couchés ensembles depuis au moins vingt ans, elle allait lui manquer.
Une fois seul, pour la première fois seul depuis 1946, Willy pleura, sans bruits, pendant plus de trois heures. Il réessaya d’assembler une pyramide de cartes mais n’y parvint pas, pourtant le vent ne soufflait plus sur le désert. Lorsque le soir tomba, Willy retourna dans la maison. Il se saisit du colt dont il se servait pour exploser les tripes à ces salopards de coyotes quand ils se pointaient trop près de la maison et inséra une seule balle dans le barillet qu’il fit tourner ensuite. Willy se dit qu’il ne tirerait qu’une seule fois. Que si la seule encoche amenée au hasard devant le percuteur était celle où se trouvait la balle, c’était un foutu bon tour de ce merdeux de destin et que sinon, cela voudrait dire que son temps n’était pas encore venu et qu’il survivrait aussi au départ de Maria. Il plaça le révolver contre sa tempe, ferma les yeux et appuya sur la gâchette.
Lorsque la détonation retentit dans le désert, les cartes étaient toujours dehors, étalées sur la table.
04 Avril 2007