Elle lui annonça qu’elle le quittait pour un autre qu’elle aimait en secret depuis très longtemps et qu’elle ne voyait que trop rarement car il vivait à l’étranger.
Elle était pourtant très attachée à son mari qu’elle aimait aussi, mais pas dans la même dimension. Il n’y avait aucune comparaison à faire. Il ne s’agissait pas de dire que c’était plus ou mieux. C’était « autre chose ».
On ne compare pas un chat Savannah et un chat Siamois. On peut aimer les deux et se sentir davantage dans une indéfinissable harmonie avec l’un ou l’autre. Inexplicable alchimie.
Cette révélation lui provoqua un tel choc qu’il en resta pétrifié, s’affalant d’un bloc dans le canapé en regardant fixement sa femme, totalement hébété.
« Tu … tu peux répéter ? Je … je ne comprends rien. »
Effectivement, rien ne laissait présager la brutalité de l’effondrement de leur couple.
Il adorait sa femme, elle était attentionnée, tendre et, après quinze ans de mariage, ils aimaient toujours autant se câliner. Certes, ils se querellaient parfois mais ils s’entendaient bien et partageaient leur vie avec complicité … à une exception près.
Ils chérissaient tout deux leur fils qui venait d’avoir quatorze ans et qui s’épanouissait tranquillement dans ce climat familial en apparence équilibré.
Ce que ni le père, ni le fils ne pouvaient soupçonner, c’est qu’elle aimait aussi ailleurs et qu’elle prenait sur elle de ne pas le monter tout en en souffrant.
Cela durait depuis huit ans. Elle se disait alors qu’elle n’allait pas détruire un foyer heureux dans lequel elle était bien pour quelque chose qu’elle espérait voir s’effriter avec le temps et l’éloignement.
Mais le temps n’y changeait rien. Bien au contraire.
Ils s’écrivaient souvent et il s’arrangeait pour venir la voir tous les trois à quatre mois à Paris. Des retrouvailles inouïes.
A chaque fois son cœur se chargeait d’un peu plus de cet amour insensé tandis que son amant la pressait de tout quitter pour le rejoindre.
Elle l’avait rencontré dans le cadre de son activité professionnelle et, tandis qu’elle ne cherchait rien puisqu’elle était bien dans son couple, il l’avait submergée.
Au début cela l’amusait car elle pensait qu’il devait tout simplement avoir très envie de goûter à ses charmes …
Il participait à un stage technique de trois semaines, au siège du cabinet international d’architectes pour lequel tous deux travaillaient. Puis il répartirait à Dakar où il dirigeait la filiale sénégalaise.
Divorcé et sans enfant, la cinquantaine sereine, il n’avait rien d’un séducteur. Discret sans être effacé car doté de beaucoup de présence. Lorsqu’il se trouvait dans une pièce avec d’autres, il parlait peu et ne faisait rien pour se mettre en valeur. Pourtant chacun remarquait qu’il était bien là en occupant l’espace de façon inexplicable.
Au fil des jours, elle avait réalisé qu’il prenait auprès d’elle une place qu’elle ne comprenait pas. Elle essayait bien de l’éviter car il dérangeait son ordre établi mais il savait la « trouver » avec un charme et une subtilité désarmants.
Elle commença alors à ressentir pour lui une attirance qu’elle n’avait connue avec aucun homme, pas même avec son mari qui l’avait pourtant séduite dès leur première rencontre.
« C’est dingue, ça n’a pas de sens ! » se disait-elle alors.
Au cours de la deuxième semaine de son stage, ils prirent l’habitude d’aller boire un café ensemble à l’extérieur, après un déjeuner rapidement pris à la cafétéria.
Il lui parlait un peu de l’Afrique, sans volubilité ni dithyrambes, comme s’il parlait d’une femme, loin des clichés habituels. C’était un homme sensible qui n’avait pas besoin de faire étalage de sa culture qui n’avait rien de livresque.
Il lui posait quelques questions mais sans plus, comme si il avait deviné qui elle était, en n’abordant jamais sa situation personnelle. Il savait seulement qu’elle était mariée et avait un fils. Il n’en demandait pas davantage : l’espace qu’ils créaient ensemble lui suffisait.
Etranges conversations ponctuées de rires où ils parlaient de tout et de rien, le rien étant dans un tout presque palpable qui n’avait pas besoin d’être exprimé.
Sans se poser de question, elle se mit à l’aimer d’un sentiment totalement nouveau pour elle. Avec une force sereine qui lui semblait invraisemblable, aux confins de l’irréel.
Quelques jours avant qu’il ne reparte au Sénégal, elle lui donna ce qu’elle eut le sentiment de n’avoir jamais donné à aucun homme, dans un sorte de révélation onirique, au-delà des frontières qu’elle connaissait.
Durant des années elle confina cet amour dans l’enceinte en béton de sa vie de famille. Avec courage et détermination.
Mais, un jour, arrive le moment où le couvercle saute, où le bouchon du volcan explose : l’amour si longtemps recélé tel un joyau légendaire atteint sa densité critique et le cœur diverge.
Elle répéta à son mari ce qu’elle venait de lui annoncer en ajoutant : « C’est ma vie. Je n’arrive plus à la contenir »
Il la fixait, toujours frappé de stupeur.
Comme pour tenter de se raccrocher à un branche que la lave n’avait peut-être pas consumée, il lui dit : « Et notre fils alors ? ». Mais l’arbre était déjà calciné.
« Je lui en ai parlé. Il préfère rester avec toi » lui répondit-elle avec ce calme que donne une détermination absolue.
« Je te demande pardon » ajouta-t-elle.
Puis elle se retourna, récupéra le sac qu’elle avait préparé et, tandis qu’elle quittait l’appartement, son mari lui hurla : « On ne fait pas son bonheur en laissant des ruines derrière soi ! »
Le taxi qu’elle avait commandé l’attendait au pied de l’immeuble pour la conduire à l’aéroport où elle allait prendre son avion pour Dakar.
Arrivée dans le hall, elle était en train de faire enregistrer son sac lorsque son téléphone portable sonna.
La secrétaire du cabinet d’architecte, qui ignorait leur liaison, lui annonça que celui qu’elle partait rejoindre venait de se tuer en voiture en revenant de brousse vers Dakar et qu’il fallait qu’elle se rende immédiatement au cabinet.
Elle prit quand même l’avion en se disant, dans un état second, qu’elle n’avait pas attendu huit ans pour renoncer maintenant.