Depuis bien longtemps il vivait seul dans une pauvre petite maison grise perdue dans la lande. Il y était venu cacher les meurtrissures que des déceptions lui avaient infligées.
Cette masure aux murs de pierres rongées et au toît de chaume échevelé ne comportait qu’une pièce rectangulaire, sombre, basse de plafond et sans fenêtre. Un viel évier branlant jauni par les années, avec un robinet vert-de-gris qui gouttait en permanence, témoignait dans un coin du temps qui s’écoule . Au-dessus il n’y avait pas de miroir. A quoi bon, son reflet ne lui aurait rappelé qu’un regard sans espérance.
Une vaste cheminée en pierre de taille occupait tout un pan de mur. Monumentale comme ces cheminées anciennes où l’on pouvait faire rôtir un animal entier, elle avait ici quelque chose d’incongru. Les chenets, les suspensions et les crémaillères en fer forgé en avaient disparu, ce qui ne lui manquait guère car il n’avait pas de pièce de viande à faire rôtir ni de marmite du diable à faire bouillir.
Dans le mur opposé à celui de la cheminée, on devinait une étroite porte de bois vermoulu. Quelques toiles d’araignée grisâtres en décoraient les montants. Elle n’avait pas de poignée mais une simple serrure rouillée.
Il n’avait jamais pu l’ouvrir car il n’en possédait pas la clé.
A son arrivée, il avait pensé qu’il s’agissait sans doute un placard poussiéreux et moisi dont il n’avait que faire. Qu’aurait-il bien pu y ranger ? Cela lui rappelait les paroles d’une chanson qu’il avait autrefois entendue :
« … on voudrait nous faire croire, que le bonheur c’est d’avoir, d’en avoir plein nos armoires … »
C’est dans son cœur qu’il aurait aimé être riche de ce qu’il n’avait jamais trouvé. Pouvoir dire à quelqu’un :
« toute ma vie je me suis senti seul, sauf avec toi ». Mais sa vie ne lui avait pas permis de déposer un tel trésor sur ses étagères.
Avec le temps, il avait oublié jusqu’à la présence de cette porte muette. Il avait perdu l’envie de se raconter des histoires telles que : il y a peut-être un cadavre … ou des livres interdits … ou un escalier qui mène à une cave recélant un coffre de pièces d’or … Non, il avait depuis bien longtemps cessé de se raconter des fables. L’existence s’était chargée d’assécher son imagination et de le vider de ses oasis. Du sable à perte de vie, sans un coin d’ombre ni le moindre puits.
Les mois, les années s’écoulaient ainsi.
De temps-en-temps il se rendait dans le bourg situé à plusieurs heures de marche afin d’acheter quelques modestes provisions assurant sa survie. Par politesse il rendait leur salut aux rares habitants qu’il croisait, mais il savait que l’on chuchotait dans son dos car il était une énigme pour les autres. Si cela n’avait été que pour les autres, il s’en serait accommodé !
Son seul plaisir, il le trouvait devant les feux de bois qu’il entretenait dans la cheminée. Il passait ainsi des heures à scruter dans les flammes tout un univers infini. Au fond, dans son désert, il lui restait quand même quelques miettes « d’ailleurs ». Un résidu de poussière d’étoile. Les origines sont tenaces !
Un soir d’hiver où il tentait de se réchauffer au coin du feu, il entendit derrière lui la porte du placard craquer.
« C’est sûrement la chaleur » se dit-il. Mais c’était la première fois qu’il l’entendait se manifester ainsi. Puis il perçut comme des frôlements sur le bois. « Des souris » pensa-t-il.
Et l’inconcevable se produisit.
De l’autre côté quelqu’un fit tourner une clé dans la serrure qui se mit à grincer.
Il pensa que, dans sa solitude extrême, il était devenu fou, victime d’hallucinations.
C’est alors que tout bascula.
La porte s’ouvrit lentement en geignant et il se retourna. D’abord il n’aperçut qu’un halo blanc. Quelque chose se mit à frémir dans l’encadrement de la porte qui se referma et il vit glisser vers lui une forme luminescente, tel un cygne sur un lac.
Etrangement, il n’était pas effrayé et ses doutes sur sa propre santé mentale s’étaient évanouis. Tout cela lui devenait naturel, comme un paysage que l’on découvre après l’avoir tant imaginé.
Cette apparition n’avait pas de visage bien défini. Seulement deux immenses yeux en amande couleur de lac de glacier. Un regard qui lui souriait avec beaucoup de douceur et lui enveloppait l’âme.
Parvenue jusqu’à lui, elle s’assit à ses côtés.
Elle dégageait un parfum léger qui lui faisait penser à une mélodie cristalline.
Ils demeurèrent ainsi, faces à l’âtre, silencieux, l’esprit emporté sur les ailes de la flambée. Elle mariait leurs ombres dansantes sur le plafond.
Il se sentait bien, serein, débarrassé de tous les fantômes qui l’avaient torturé : des regards vides, des sourires sans lèvres, des fleurs cadavériques, des promeses assassinées, des lendemains éteints à jamais qui peuplaient la tombe de ses émotions.
Il ne savait plus si quelques minutes ou de longues heures s’étaient écoulées lorsqu’elle rompit le silence :
Vous n’avez pas peur de moi ?
Non. Mais que faites-vous ici ?
J’attendais quelqu’un.
Mais il n’y a que moi, et depuis longtemps déjà.
Oui, je sais, mais vous n’étiez pas encore prêt.
C’est vrai, losque je suis arrivé j’étais entre les griffes d’un passé qui avait fait de moi un automate errant dans un cimetière.
Elle se leva, lui sourit du regard et lui dit : « Je vais vous faire visiter ma demeure. »
Il la suivit et, après avoir à nouveau ouvert la porte vermoulue, elle le laissa passer devant elle.
Il découvrit un vaste palais de marbre blanc avec, en son centre, une fontaine de porphyre d’où jaillissaient de hautes gerbes cristallines.
Il en reconnut aussitôt le parfum.
Sans paraître étonné, il se laissa envahir par la beauté de l’éblouissante cathédrale qui ne semblait avoir ni murs ni plafond.
" Venez avec moi " lui dit-elle. Et la porte se referma sur eux.
Depuis, dans le bourg, personne ne l’a jamais revu.