Le point C
Partons si vous le voulez bien à la rencontre de mon corps humain, comme on feuilletterait un livre de géographie. Première approche, à la façon d’une photographie en survol aérien, me voici nu devant la glace. Impression d’une leçon rabâchée, du b-a-ba d’école primaire. Je connais.
Vraiment ? Déjà, je vois là que tout un hémisphère m’échappe, deux hémisphères très exactement, les mêmes justement que la rue et la mode du moment proposent à ma lubricité comme autant de fruits mûrs à cueillir. Mais les miens. J’ai beau me contorsionner, me tordre le cou. J’imagine qu’un savant jeu de miroirs... mais non, après tout, comment s’y retrouver dans une image renversée ou multipliée à l’infini. Je dispose donc, comme qui dirait aux antipodes, de deux continents qui ne m’appartiennent pas, auxquels pourtant ma femme vient solidement s’arrimer en jetant l’ancre de ses deux mains avant de coloniser mon territoire. Mon Océanie à moi, lointain outre-mer inconnu, mappemonde exposée à tous les dangers, à toutes les barbaries qui forcément me menaceront par derrière. Je serre les fesses.
C’est désormais avec une crainte mêlée de respect que je tourne la page suivante du livre. Nous sommes encore à la surface mais déjà s’annonce une évidence, j’expose aux yeux des autres des zones qui restent cachées à mon propre regard, et je suis surpris à ne pouvoir définir correctement la connaissance que j’en ai. Vous ne me suivez pas ? Je parle de mon cou. J’en profite pour vous faire remarquer la fragilité d’un autre domaine éducatif, celui de la géométrie, avec les 16 variantes du nœud de cravate, mais ne compliquons pas trop vite les choses. Mon cou m’est semble-t-il connu par ses propriétés physiques mieux que par son image. Certains l’ont trapu, le vôtre est gracile, le mien est normal.
Normal ?
Oui, normal. Pourquoi, vous le trouvez anormal ?
Non, bien sûr, mais normal, ça ne veut rien dire. Ce n’est pas une caractéristique scientifique, ni même géographique.
Ah, en effet, c’est très embêtant. J’y suis : mon cou ne supporte pas d’être couvert, encore moins boutonné. Il aime la fraîcheur de l’air, sentir son friselis qui se glisse par l’ouverture du col jusqu’à faire frissonner les mamelons. Mon cou c’est l’Italie du Nord, méditerranéen avec une indicible nostalgie de l’Adriatique. Je suis dans l’instant submergé d’une vague de contentement tel le bon élève que le maître vient de gratifier d’un compliment public, et une observation me brûle les lèvres
Mon cou est fréquemment le siège de douleurs.
Probablement, jeune homme, mais n’oublions pas que vous feuilletez un livre de géographie, et non pas un cours de médecine.
Oh oui, pardon, bien sûr, excusez-moi.
Mon doigt que je viens d’humecter de salive entraîne maladroitement plusieurs pages, si bien que me voici désormais dans un chapitre intitulé géologie, et son premier paragraphe consacré à la tectonique des plaques. C’est une discipline moderne où beaucoup reste encore à comprendre, mais qui éclaire d’un jour nouveau le volcanisme qui, dans sa phase éruptive, me fascine au plus haut point. Mon sous-sol est me dit-on parcouru d’un péristaltisme permanent. J’ai peur d’en conclure que je pourrais bien me retrouver dans quelques ères avec le cœur ayant transité jusqu’à la rate et inversement. Vous imaginez les serments d’amour que je serais amené à prononcer ? J’ai la rate qui s’dilate. Ne rions pas, c’est déjà commencé avec les pyramides que je retrouve logées dans mes reins, alors que je les aurais plus volontiers localisées dans la haute vallée du Nil, dans la région euh...nubile, non, pubienne ... ah, j’y suis, nubienne. Mon géographe lui-même s’est d’ailleurs trompé puisqu’il les attribue à Malpighi alors que chacun sait que les pyramides, c’est Néfertiti. Moi, ça m’aurait convenu, remarquez, Néfertiti habitant ma région pubienne, mon ibis sacré s’envolant à son approche.
Je vous avais parlé de volcans, cette zone là est réputée éruptive, voyez-vous, mais elle n’est pas la seule. Le cœur, encore lui, est un foyer sismique de premier ordre, et le mien enregistre parfois des secousses d’une magnitude à faire pâlir monsieur Richter dans sa tombe. J’ai bien essayé de me prémunir, de me bétonner les artères coronaires. Mais le béton, c’est lourd à porter, mon cœur s’essouffle. Rien à voir avec le souffle au cœur, notez, mais j’ai promis de ne pas aborder la médecine. Mon cœur à moi, c’est Mururoa, un atoll paradisiaque, mais dont les eaux sont empoisonnées par les émanations s’échappant de la gangue de béton qui se fissure irrémédiablement. Je devrais songer à le délocaliser. J’ai lu qu’en Asie, on réalise de remarquables échafaudages de bambous tout à la fois robustes, souples et légers, résistant à tous les tremblements de terre. Y a un endroit, à coup sûr, qui lui conviendrait parfaitement : Phnom Penh, Phnom Penh, Phnom Penh, pas un gramme de tachycardie là dedans. En tout cas ce serait mieux que la Thaïlande, il paraît qu’à mon âge, il ne s’en remettrait pas.
Je n’ai pas l’intention d’aborder ici tous les chapitres, je pourrais vous ennuyer. Je vais aller directement au dernier, celui qui dès l’entrée a dû vous mettre l’eau à la bouche, le fameux point C. N’avez vous pas remarqué à quel point le Centre de la France est une question qui excite toutes les convoitises, tous les chauvinismes, qui fait coqueriquer tous ces fiers coqs gaulois perchés sur leur clocher ? Et pourtant, y êtes vous jamais allé, à Vesdun pour ne citer qu’un des candidats à l’investiture. Eh quoi ? Vous découvrez, terriblement déçu, que ce pourrait être le village de votre grand-mère, ses bistrots, son école primaire de brique derrière une grille de fer forgé, et ses balcons fleuris de géraniums. Ni plus, ni moins.
Si maintenant vous vous interrogez sur le centre du monde, du moins si vous entendez le localiser à la surface du globe, vous allez bientôt perdre la raison tant les arguties sont impénétrables. Je vais vous éviter cette souffrance par cette affirmation imparable : le centre du monde, c’est moi. Comment, vous en êtes convaincu, vous aussi, mais vous rétorquez : c’est moi ? Nous disons bien la même chose. Attendez, n’allons pas nous perdre dans de marécageux débats, car la question qui nous intéresse n’est pas celle-là, mais celle récurrente : quel est le centre de moi ?
...Ah, ah, vous vous taisez, désormais, vous m’attendez. C’est que moi-même je ne suis plus très fier, et mon manuel lui-même bâcle le sujet en s’excusant de ce que l’expertise scientifique sur la question est loin d’être établie, que nous nous trouvons tel Alexander Von Humboldt et son équipe de porteurs indiens, machette au point dans les forêts de l’Orénoque, et son carton à dessins à la main, tentant d’établir une cartographie pour les colonies de Sa Gracieuse Majesté. Le point C, ce centre de moi, c’est un peu ce mythique El Dorado que Voltaire déjà situait quelque part là-bas du côté de l’Amazonie. Il ne peut être que mythique, il ne peut être qu’idéalement riche et beau.
Je ne m’imagine pas aller disant : ma vie entière, tout mon être gravite autour de ma vésicule, c’est mon foyer d’harmonie, c’est mon zénith et mon nadir. Chacun vous le souhaitera pourtant volontiers, ne vous faites pas de bile, et l’atrabilaire n’est pas du genre à voir orbiter autour de lui une nébuleuse de starlettes séduites par son aura. Nonobstant, la bile, fût-elle bonne, n’a aucune chance de prétendre au titre. Recalée. Candidat suivant. Passons sur cette étoile éteinte, ce trou noir qui anéantit toute matière, ce sphincter anal curieusement baptisé rectum, rien qu’à l’idée de le citer ici, j’en blêmit de honte.
Vous remarquerez que j’emprunte désormais ma terminologie non plus à la géographie, mais à l’astronomie. C’est que quand il s’agit de moi, le monde soudain me paraît si étroit que je me sens obligé de convoquer à mon secours l’immense univers lui-même, et ses soleils gravitant autour d’un noyau galactique. Eh bien, curieusement, cette image me ramène au plus proche, par l’approche orientale qu’est le yoga, et son fameux chakra du plexus solaire. Jamais entendu parler ? Le lotus aux 10 pétales, ce soleil lové au creux de l’épigastre, cette centrale énergétique ? Comment, il est pas tout seul ? Ils sont 7 ? Alors, lequel des 7 ? Excusez- moi, mais il y a là une question que je dois approfondir d’urgence, il faut que j’y retourne. A bientôt peut-être.
Le 21 février 2007