Ce soir je regarde une fois de plus le respectable vieillard de près de quatre-vingt ans.
Il s’agit de ce porte-plume de bois qui m’a été offert il y a dix-sept ans après qu’il a été acheté chez un antiquaire de la rue des Changes, à Chartres.
A l’époque, j’avais eu envie, depuis quelques temps déjà, de retrouver le plaisir d’écrire avec une plume telles que celles que j’avais usées alors que j’étais enfant.
C’est un porte-plume bien ancien mais tout simple.
Il est de forme conique et s’effile fortement vers le haut.
Il est barré de cinq cercles taillés dans un bois dur dont la teinte rappelle les chaumes dorés.
La plume, quant à elle, est spéciale et permet de réaliser des pleins et des déliés.
A qui avait-il appartenu avant que j’en fusse l’heureux détenteur ?
Je ne le saurai jamais précisément bien qu’à l’époque où il me fut offert, l’antiquaire laissa entendre qu’il avait appartenu, avec d’autres objets de calligraphie, tels une écritoire et des encriers, à un notaire chartrain.
Durant toutes ces années écoulées depuis son achat, j’ai éprouvé un grand plaisir à voyager dans l’imaginaire avec ce fidèle porte-plume qui m’a souvent assisté dans mes vaines tentatives pour savoir correctement écrire.
Conscient de cela, je n’ai pourtant pas de scrupules à continuer de m’en servir régulièrement .
De plus, ma tendre fille artiste l’apprécie tant, qu’à chacune des visites qu’elle me rend, elle s’empresse de dessiner superbement avec ce vieux compagnon.
Je sais bien à qui léguer ce porte-plume à défaut de parfaitement connaître sa provenance !
Ce soir donc, alors que je rédigeais avec ce fameux porte-plume sur un cahier de brouillon quelque texte qu’aucune postérité ne connaîtra jamais, l’époque où j’étais au Cours Préparatoire a ressurgi soudainement et est venue toquer à ma porte tourangelle.
Je fus surpris tout d’abord. Puis après réflexion, il m’a semblé que l’odeur de l’encre violette que j’utilise depuis peu, a pu être le déclencheur qui a permis que ma mémoire retrouve mon passé d’enfant.
Peut-être ai-je subi le même phénomène que le grand Marcel Proust qui, vieillissant, se remémora son enfance après qu’il eut trempé sa madeleine dans son thé chaud..
Permettez donc que je partage avec vous quelques souvenirs qui se bousculent à vouloir jaillir depuis les années 1965-66.
Le Cours Préparatoire que j’ai connu à cette époque revit.
Comme par enchantement, je revois ma classe avec mon pupitre de bois à l’extrémité duquel se trouvait un encrier de porcelaine blanche, rempli d’une encre violette.
Je revois aussi un tablier qui représentait un motif écossais où la couleur rouge dominait.
C’était le tablier de ma voisine de classe, une fillette d’environ six ans.
Elle était brune avec un petit ruban de tissu en forme de fleur qui retenait en arrière quelques mèches rebelles de ses cheveux …
Mais plus encore que ces détails, c’est le jour de la distribution des prix que me rappelle cette petite fille. Ce jour là (où je fus moi-même récompensé), elle me montra ses mains en tendant fièrement ses petits doigts aux bouts desquels ses ongles étaient recouverts d’un joli vernis rose.
Sur le moment, je trouvai ses doigts ravissants et, dois-je l’admettre, je pense qu’à l’instant où mon regard s’est posé sur les mains de cette fillette, j’ai pris conscience de la féminité !
Ces jolies mains dont les extrémités vivantes me ravissaient, étaient maquillées du plus beau rose qu’il m’avait été donné à voir !
Mon cœur d’enfant s’émut et à compter de cet instant, j’ai toujours eu grand plaisir à admirer de jolies mains féminines dont les ongles étaient soigneusement vernis.
A commencer, bien entendu, par celles de ma mère, dont j’appréciais la grande beauté. D’ailleurs, il m’est arrivé, alors que je devais avoir sept ans, de lui demander si je pouvais moi aussi maquiller mes ongles ; sa réponse fut la même que celle que reçut mon fils quelques vingt-cinq ans plus tard : les mains des filles étant naturellement plus jolies que celles des garçons, il était normal de les mettre davantage en valeur avec du vernis pour les ongles qui leur était donc plutôt réservé...
Au-delà de mon pupitre se trouvait, à l’arrière de ma salle de classe, un vieux poêle à bois.
Manosque, à l’époque où j’étais en Cours Préparatoire, avait des écoles chauffées avec des poêles à bois ; ce devait être la même chose dans toutes les écoles des Alpes de Haute Provence, les Basses Alpes, comme on nommait alors le département qui m’a vu naître.
Je me souviens du ronronnement réchauffant et rassurant de ce poêle qu’à tour de rôle les écoliers devaient garnir de belles bûches.
Maintenant que j’y songe, je me dis que cela avait un air de fête, tous ces « pitchouns » affairés autour du poêle.
Les choses étaient finalement simples et agréables à vivre car tout sentait bon la campagne.
De jolies bûches étaient rangées sous l’angle d’une remise, à l’abri des intempéries et recouvertes d’une épaisse toile de bâche verte.
Sur ordre de notre maître d’école, nous sortions et ramenions chacun une bûche.
Le maître en disposait délicatement quelques-unes dans la gueule noire du poêle tandis que nous rangions le surplus au fond de la salle.
Les brindilles qui servaient à faire démarrer le feu crépitaient enfin et des étincelles jaillissaient joyeusement au-dessus de l’âtre ouvert, telles de turbulents feux follets.
L’écolier que j’étais regardait ce spectacle avec ravissement tout en humant l’automnale odeur du chêne que les flammes léchaient.
Et elles dansaient ces belles flammes, se chamarrant d’une couleur jaune ou orange ou bleue ou verte ou toute mélangée !
Et elles grésillaient ces bûches qui perlaient leur restant de résine chuintante ou pétaradante comme une châtaigne non percée qui éclate dans une cheminée !
Ah ! Quels agréables souvenirs : visuels, olfactifs, odoriférants ! …
C’était finalement le temps d’un bonheur d’enfant où tous ses sens étaient sollicités…
Le tableau noir pour le maître, mais aussi mon cahier sur lequel je m’évertuais à bien recopier, étaient tous deux recouverts peu à peu avec les lettres de l’alphabet.
J’attachais une grande importance à certaines : le o, le e, le l, le n majuscule …autant de lettres magiques qui, associées entre elles, donnaient une nouvelle dimension à mon prénom « Noël »
Et il me tardait alors ce moment où ma mère viendrait m’attendre à la sortie de l’école communale !
Il me tardait cet instant où j’aurai la fierté de faire partager ma joie à mes chers parents après que mon goûter aura été rapidement englouti.
Quelles étaient longues ces heures avant la venue de ma tendre maman !
Dans l’attente, je récitais mes lettres magiques puis, pour la centième fois, je me projetais mentalement chez moi.
Alors elles prenaient du sens ces belles lettres au fur et à mesure que je m’appliquais, la langue entre les dents, à leur donner vie avec l’extrémité de mon porte-plume de bois !
Oui, je voyais déjà cet harassant ouvrage terminé !
Oh ! Combien était belle ma victoire : celle où je brandissais victorieusement mon cahier d’écolier à gros interlignes ; celle où mon père étonné puis ma mère émue, puis tous les deux ravis, pouvaient enfin lire le mot « Noël » que je rêvais, écrit avec des pleins et des déliés sinueux et où la majuscule du « N » était calligraphiée presque sans coulure.
Oh, j’étais fier et impatient et le soir espéré vint et je n’ai jamais aussi bien écrit mon prénom que ce soir là !
Ma vie prit alors une autre dimension !
Cet enfant que j’aimais et qui était moi et que je revois me sourire quarante-trois ans après, cet enfant donc, exista non seulement parce que son entourage ou ses camarades l’appelaient par son prénom, mais surtout parce que ce dernier était reconnaissable, identifiable dirais-je, sur du papier par la magie de lettres que ce petit être saurait désormais et pour sa vie, distinguer et assembler à loisir.
Ainsi, cette nuit là - fameuse entre toutes - je m’endormis bien tard car, du fond de mon lit, je contemplais le plafond de ma chambre où tourbillonnaient des milliers de « Noël » gravés à même les murs…
Noël.
22 décembre 2008