Deux mois déjà que Paul avait de plus en plus de mal à se souvenir des petits riens du quotidien. Vraiment, quelle tuile la vieillesse ! On a toujours des courbatures, on a la vue qui baisse, on n’arrive plus à se lever du canapé et voila maintenant les trous de mémoires qui s’y mettent !
Depuis que sa femme Martha était morte emportée par un cancer foudroyant, Sandrine, sa fille, avait pris le relais pour le soutenir dans les tâches quotidiennes. Elle habitait tout près avec Simon son mari et leurs deux enfants, Louis et Ludivine, ce qui lui permettait de passer environ deux à trois fois par semaine et même plus, selon ses disponibilités professionnelles et familiales.
Paul s’ennuyait souvent, seul, dans sa grande maison. Ses petits enfants décidèrent alors de lui offrir un poisson rouge.
Paul fut très touché par le cadeau que lui apportèrent p’tit louis et Lulu. Il ne pensait pas que des enfants aussi jeunes puissent se préoccuper de sa vieille carcasse.
Lulu insista pour qu’on l’appelle Bubulle. Evidemment, ce n’est pas très original pour un poisson rouge mais que voulez-vous, Paul perdait tous ses moyens devant cette petite frimousse aux yeux pétillants, coiffée d’une multitude de couettes qui dansaient chaque fois qu’elle agitait la tête.
Bubulle, trôna donc dans son bocal au-dessus de la commode, près de la fenêtre du salon.
Paul s’occupait bien du poisson, il valait mieux d’ailleurs sinon il aurait à subir les reproches de ses petits enfants. Paul ne voulait les décevoir pour rien au monde.
Il nourrissait Bubulle chaque matin et changeait son eau tous les trois jours. Sandrine était satisfaite de voir que son père se sentait responsable du cadeau de ses petits enfants. Elle était attendrie et se souvenait alors de Paul qui la soulevait dans ses bras pour l’envoyer dans les airs et la rattrapait ensuite en faisant semblant de perdre l’équilibre. Ils roulaient tous les deux sur le gazon en riant sous les reproches de Martha qui pestait qu’elle allait encore devoir frotter les vêtements comme une folle pour enlever les tâches d’herbes.
Les choses avaient bien changées. Où était cette petite fille insouciante et rieuse ? Où était maintenant cette femme qui les houspillait à travers la fenêtre ouverte de sa cuisine ? Et Paul ? Qu’était devenu cet homme vif et alerte qui ressemblait à un géant ?
Des larmes perlaient aux yeux de Sandrine. Depuis la mort de sa mère, son père était perdu. Son rire ne résonnait plus dans la maison, Paul semblait absent, il contemplait souvent la fenêtre comme si Martha s’était seulement absenté quelques jours et qu’elle allait revenir bientôt. Comme ils riraient alors de la blague qu’elle leur avait faite ! Paul poussait un petit rire mais il se transformait vite en plainte.
Un soir, Sandrine s’aperçut que l’eau du poisson n’avait pas été changé. Elle en pris ombrage en raison du fait que son père avait été négligeant envers le cadeau de ses enfants. Ça ne lui ressemblait pas. Elle lui en fit la remarque : « Quelle eau, Quel poisson ? - répondit-il
- Mais voyons, celui que Ludivine et Louis t’ont offert !
- Enfin ! Je n’ai pas de poisson ! Qu’est-ce que tu racontes ?
- Et bien regarde sur ta commode dans le salon, tu verras bien !
Ils se rendirent tous les deux au salon. Bubulle trônait toujours sur la commode dans une eau trouble. Paul s’emporta : « Pourquoi as-tu apporté un poisson ?
- Mais ça fait un mois qu’il est là !
- Qu’est ce que tu racontes, je n’ai jamais eu de poisson et d’ailleurs je n’en veux pas ! Je te prie de le ramener chez toi !
- Mais, que vont penser Louis et Ludivine ?
Paul explosa :
- Je n’ai que faire de l’opinion de ces deux morveux ! ».
Sandrine fut terrassée.
Elle était KO debout, touchée de plein fouet par ces paroles qui lui avaient déchiré le cœur. Elle restait pétrifiée au milieu du salon, cherchant à comprendre ce qui venait de se passer. N’y parvenant pas, elle pris le bocal avec précautions en se disant que demain, elle y verrait plus clair.
Quand elle rentra, les enfants furent étonnés de voir Bubulle. « Votre grand-père pense que le changement de décor lui fera du bien ! Vous le lui rendrez bientôt ! ». C’est le seul argument qu’elle jugea potable.
Elle fit part de la scène à Simon qui en resta interloqué. « Qu’est ce qui lui a pris ? C’est pas de ton père ça ! ». Ils n’en discutèrent pas plus mais la soirée s’écoula dans une atmosphère de malaise.
Le lendemain soir, Sandrine se rendit chez son père avec les enfants et Bubulle. Paul fut ravi de les voir arriver : « Bonjour les enfants ! Oh mais qu’est ce que vous apportez là ?
- Ben, c’est Bubulle ! Il est resté avec nous cette nuit et maintenant on te le ramène !
- OOOh ! C’est gentil de m’offrir un poisson rouge ! ... Grand-mère va un peu râler parce qu’il faudra le nettoyer mais rassurez-vous je lui dirait que je m’en occupe personnellement !
- Mais qu’est ce tu dis grand-père ? Grand-mère est morte !
Paul parut choqué :
- Qu’est ce que j’entends ? Ah mais ce n’est pas du tout gentil de dire une chose pareille ! C’est même très méchant !
Les enfants jetèrent un regard apeuré à leur mère qui intervint :
- Papa, mais ça fait cinq ans qu’on a enterré maman ! Tu vas fleurir sa tombe tous les mois !
Paul subit alors une métamorphose poignante. Les traits de son visage s’affaissèrent, ses épaules croulèrent sous le poids des chagrins. Le chagrin d’avoir l’impression que Martha était morte une deuxième fois et celui de la révélation que quelque chose avait cédé chez lui, comme une fracture dans ses souvenirs, un mélange indigeste et nocif. _ Sandrine le pris par le bras et l’accompagna jusqu’au canapé dans lequel Paul se laissa tombé anéanti. « Je ne comprends plus rien ! - dis Paul - Je ne sais pas ce qui m’arrive ! J’ai des trous de mémoire, des trous dans ma vie ! J’ai même oublié que ta mère était morte ! Tu te rends compte ? J’ai oublié le poisson que m’ont offert mes petits enfants ! Que vais-je oublier encore ?
- On va t’aider papa ! C’est peut-être passager ! On va mettre des pense-bêtes un peu partout !
- Oui c’est ça ! Je vais acheter des post it ! On va en coller partout ! - Il transpirait et respirait avec peine - Mais ! Est-ce que ça va suffire ? Est-ce que j’ai pas la maladie ? Tu sais ? L’Alzheimer !
Sandrine sentait un poids dans l’estomac, il remontait dans son ventre pour aller lui enserrer la poitrine et lui vriller le cœur. Ses oreilles bourdonnaient, les larmes lui montèrent aux yeux. Ce fut avec une voix tremblante qu’elle parla : « Papa ! Si tu veux, demain, je t’accompagnerai voir le docteur ! »