Il fait nuit. A gestes lents, dans un silence absolu, je me déplace à la surface d’une immense étendue d’eau. Je distingue à peine les bords de ce lac. Aucun effort, juste un ciseau des jambes et je glisse sur le côté, le bras droit étendu en avant, le gauche écartant l’eau vers l’arrière. La masse sombre s’ouvre devant moi, à peine quelques rides à sa surface, aucun clapotis. Je pourrais nager ainsi l’éternité. Tout est si calme. Un son étouffé me parvient. Je m’arrête et flotte comme un bouchon de liège sur cette eau épaisse et douce. En tendant l’oreille je distingue une voix. Qui appelle ainsi ?
Mamie... Mamie...
Une main touche la mienne. J’entr’ouvre les yeux, il fait jour. Un battement de paupières et le visage de Ndomé, mon arrière petite-fille âgée de sept ans, remplit mon champ de vision. Elle secoue ma main, un soupçon d’inquiétude au fond du regard. Ah ! oui, c’est vrai, il faut revenir sur terre. Je me redresse et lui sourit :
Mon petit cœur, je m’étais endormie, je rêvais.
Je pars à l’école Mamie. C’était quoi ton rêve ? Tu me raconteras ?
Oui ma chérie, je te raconterai. Allez, va vite, sinon tu seras en retard.
Un sourire pétillant, un baiser sur ma joue et dans un tourbillon elle court rejoindre Wonjé qui l’attend au portail. Il doit être 14h passées car l’école commence à 14h 30. Comme ce n’est pas loin, Ndomé et son amie s’y rendent chaque jour à pied, sautillant et devisant comme savent le faire les fillettes de cet âge. Dans la rue quelques voitures et motos passent, si peu, ce sont les heures chaudes. Ce n’est que vers 17h que le quartier va commencer à s’animer.
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Le vieux manguier me protège de la chaleur tout en me donnant juste ce qu’il faut d’air pour être parfaitement bien. Installée entre ses racines tortueuses qui sortent de terre, je me laisse vivre dans un cocon, au rythme qui me convient. Près de moi sur une table basse, une carafe d’eau, un verre, une revue et un crayon car je m’essaie encore de temps en temps aux mots fléchés mais cela me fatigue de plus en plus. En fait je n’en ai plus envie. Je préfère laisser mon esprit vagabonder au gré de ma fantaisie et des souvenirs. C’est curieux comme parfois tout peut revenir à la mémoire, avec les couleurs, les bruits et même les odeurs. J’ai une astuce pour tout retrouver : les albums photos...
Les enfants n’ont rien compris. Ils pensent que c’est par nostalgie ou tristesse que je tiens à les avoir près de moi, chaque jour, lorsqu’ils m’installent dans la cour après le repas. C’est en réalité tout autre chose. Quand tout le monde est parti au travail, dans la torpeur du début d’après-midi, le temps et l’espace m’appartiennent. Ma main se pose alors sur l’un ou l’autre des albums. Je le prends sur mes genoux, l’ouvre et les souvenirs affluenti. Il ne reste qu’à leur faire de la place pour qu’ils me tiennent compagnie.
Aujourd’hui c’est le plus ancien qui a été choisi. La couverture est en cuir marron clair, des poissons en relief de couleur vert foncé garnissent sa surface et un lien de cuir rouge borde les côtés. L’intérieur est formé de feuillets noirs très épais. Entre chacun d’eux, une feuille de papier cristal, blanc translucide, protège les photos placées dans des onglets triangulaires adaptés à leur taille. C’est un album qui me vient de mes parents.
Je tourne les pages : photos jaunies en noir et blanc, visages souriants ou sérieux, figés pour l’éternité. Inexorablement, ces éclats de vie s’enfoncent dans la nuit des temps. Ah ! voici celle que j’aime souvent regarder. Au premier plan, deux jeunes enfants assis sur le bord d’un puits. Le garçon c’est Louis, mon frère et la fillette c’est moi, Marilou, trois ans. A l’arrière-plan, notre maison à l’ombre d’immenses tilleuls. Enfin aujourd’hui ils me semblent bien maigrichons mais à l’époque, je les trouvais gigantesques ! Je ferme les yeux et me laisse aller...
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Cette maison était en réalité une baraque. Les éléments préfabriqués, en bois et panneaux de carton compressé, parfaitement ajustés, venaient des Etats-Unis. Toute la région de Lorient avait été occupée par les Allemands qui avaient construit, en un temps record, une base sous-marine et un terrain d’aviation. De nombreux blockhaus à demi-enterrés étaient dissimulés dans la campagne environnante ainsi que sur le bord de mer. Il subsistait même, sur le littoral, des vestiges de murs épais bétonnés et des chevaux de frise émergeaient du sable à marée basse sur quelques plages. Les bombardements alliés faisant rage, beaucoup de personnes avaient fui. Avec l’assistance du Secours Populaire, ma mère et mon frère, né en mars 1940, avaient été recueillis par des religieuses dans la Mayenne.
Fin 1945, avec le retour des réfugiés et des prisonniers rescapés des camps, il manquait des toits pour les familles qui se reconstituaient. Les cités de baraquements fleurissaient comme des champignons. Mon père, blessé au poumon et prisonnier dès le début de la guerre, avait réussi à obtenir un logement dans la cité du Patronage, proche du centre du bourg. C’est ainsi que, début 1947, quelques mois après ma naissance, nous étions venus habiter cette baraque dans laquelle j’allais passer seize années.
Cet abri précaire était confortable. La conception américaine de l’époque mettait à disposition de l’eau courante dans la cuisine ainsi que dans la salle de bain équipée d’un lavabo et d’une baignoire. Un bac, en zinc je pense, placé en hauteur dans un placard, permettait d’avoir de l’eau chaude en hiver lorsque nous faisions du feu dans un poêle bas placé entre les deux chambres. Un puisard, creusé du côté de la cuisine, recueillait les eaux usées et tout autour, une portion de terre délimitée par des piquets de fer et du grillage, servait de jardin et de cour pour les jeux des enfants. Seules les toilettes étaient regroupées au centre de la cité et trois robinets collectifs distribuaient de l’eau. Le loyer de ces habitations était si modique qu’aucune famille ne se retrouvait à la rue. Et nous, enfants, si nombreux en ces lendemains de guerre, pouvions faire nos premiers pas dans la vie, bien à l’abri dans ces foyers rudimentaires.
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Le monde des adultes était tout à fait en dehors de nos préoccupations qui étaient les jeux et l’école. Je me souviens surtout des interminables vacances d’été. Nos journées étaient très remplies et je n’ai pas souvenir de m’être ennuyée.
Le champ du Patronage qui longeait la cité offrait un espace de liberté qui nous convenait parfaitement. L’un des parents avait installé à la branche d’un tilleul une balançoire faite d’une grosse corde de marin et d’une simple planche en bois. Tout le monde pouvait l’utiliser à tour de rôle. Combien de fois n’avons-nous pas fait le tour du champ, juchés sur des vélos d’adultes que nous avions eu la permission d’utiliser ? Entre les jeux de cartes, de billes ou de ballon, les acrobaties sur les couvertures étendues sur l’herbe, le temps passait avec une délicieuse lenteur. Bien sûr, de temps en temps, des genoux écorchés ou des disputes ponctuaient ces activités mais, l’une ou l’autre des mamans, qui nous surveillait sans en avoir l’air par les fenêtres des cuisines, intervenait à temps pour éviter les débordements.
A la fin du mois d’août nous partions en petits groupes, avec des pots à lait en aluminium, cueillir des mûres dans les chemins creux et les bois. Nous revenions de ces expéditions les jambes griffées par les ronces, les habits parfois tachés et le ventre rempli de ces fruits sucrés et parfumés auxquels nous ne manquions pas d’ajouter des pommes, chapardées au hasard des pommiers qui se trouvaient sur notre chemin. Le soir, par les fenêtres ouvertes, s’échappait l’odeur des confitures qui cuisaient. La cité entière baignait dans ces effluves.
Régulièrement à cette période, des femmes de pêcheurs, sillonnant la campagne à pied avec leur brouette garnie de feuilles de fougères, venaient vendre les sardines que leurs maris avaient rapportées le matin même. Parfois un producteur du nord de la Bretagne arrivait avec un camion rempli d’artichauts qu’il vendait en un temps record. Certains jours nous allions sur les plages et ramassions, en creusant le sable à marée basse, des coques et des fleurs de genêt. Dans les rochers recouverts de goémon nous devenions, l’espace d’un été, experts pour dénicher les petits crabes qui finissaient leur parcours dans nos paniers d’osier. Et nous, les filles, en profitions pour rapporter des bigorneaux jaunes, verts, orange, trouvés dans les flaques d’eau de mer. Nous en faisions des bracelets et des colliers.
Entre le lait caillé avec une épaisse couche de crème, les sardines grillées au beurre, les artichauts à la vinaigrette et les coquillages, accompagnés à volonté de pommes de terre à l’eau ou de tartines de pain beurrées, nous mangions à satiété. Oubliée la sempiternelle soupe de pain trempé dans le bouillon de légumes qui était notre quotidien le reste de l’année.
Nous avions aussi le droit de rester dehors après le repas du soir. Mon père arrosait les fleurs qu’il jardinait avec grand soin. Rosiers et fuchsias, arums et géraniums, lupins et bien d’autres formaient une mosaïque colorée autour de la maison. J’aimais l’accompagner à la pompe centrale avec son arrosoir en fer galvanisé. Avec quelques enfants voisins, nous tournions autour de lui dans les allées recouvertes de mâchefer. Quand, par jeu, il nous arrosait les pieds, c’était la débandade dans les cris et les rires. Nous étions heureux, il en fallait si peu...
La lune et l’étoile du berger apparaissaient dans le ciel. Les conversations entre les voisins se ralentissaient et nos jeux se calmaient. La pénombre, les senteurs des tilleuls en fleur et des pétales de roses mouillés nous enveloppaient. Le ciel se remplissait d’étoiles et nous apprenions à reconnaître la Grande Ourse, la Petite Ourse et l’Etoile Polaire. Quelques derniers "bonsoir ! bonne nuit ! à demain !" résonnaient et chacun rentrait chez soi. Le silence s’étendait sur la cité.
Seigneur ! tout est si lointain... Pourtant il me semble pouvoir toucher du doigt ces instants comme si c’était hier. J’entends encore les tourterelles roucouler. Je revois les hirondelles décrivant des arabesques géantes dans le ciel à la recherche des insectes. L’odeur de la terre fraîchement arrosée montait dans l’air du soir. Quelques grenouilles ou crapauds sortaient des herbes humides et commençaient leur concert. Les grillons étaient souvent de la partie. Le soleil rougeoyant disparaissait derrière les toits : "Il fera beau demain !".
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Cette période privilégiée s’est brusquement terminée un après-midi de juillet 1954. A partir de ce moment rien n’a plus été comme avant. Première blessure de la vie, premier apprentissage de la douleur. Ce jour-là, à l’hôpital de la ville voisine, ma mère s’est éteinte dans les bras de mon père qui l’y avait accompagnée en urgence. Depuis deux ou trois ans elle était absente de longues périodes, malade, hospitalisée. J’allais lui rendre visite chaque semaine mais elle paraissait parfois si loin de nous. J’avais appris à vivre sans sa présence et sa tendresse mais n’avais jamais imaginé son absence définitive.
Mon père s’occupait de tout. Tailleur à domicile, son atelier était installé dans la plus grande pièce de la maison, celle qui avait quatre grandes fenêtres ouvertes sur le jardin fleuri. C’est lui qui était là, toujours présent, fidèle au poste. Atelier, ménage, cuisine, il gérait tout sans faillir. Hiver comme été, une femme passait chaque lundi matin prendre notre linge, du savon et des morceaux de bois qu’elle plaçait dans sa brouette, entre une lessiveuse en fer galvanisé et un trépied métallique. Elle passait la journée au lavoir communal du bourg.
Mon frère Louis avait été mis en pension très jeune. Peut-être à cause de la maladie de notre mère. J’aimais quand il rentrait pour les vacances. Lui aussi a dû beaucoup souffrir de cette situation. Bien plus que moi je pense. Nous n’avons jamais pu en parler. Il a quitté définitivement la maison après avoir fait son service militaire en Algérie et n’a plus donné signe de vie. Suite à un changement dans notre situation familiale lors du remariage de notre père il a préféré s’effacer. J’avais 15 ans et venais d’entrer en classe de seconde au lycée.
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Maman, je suis là ! Tu dors ?
J’ouvre les yeux. C’est Françoise, ma fille qui vient de rentrer. Ouf ! j’échappe à une plongée dans une période si douloureuse que, même actuellement, lorsque je me laisse aller à l’évoquer, ma gorge se serre et les larmes surgissent sans que je ne puisse les contenir. C’est quand même un peu idiot de ne pas avoir encore réussi à solder ce passé. Aux côtés de Tanga, pendant vingt-quatre ans, j’avais réussi à calmer ces blessures, bien égoïstement peut-être. Depuis son absence, le temps me donne le loisir de me retourner sur ces années si lointaines et tout est là, intact.
Ah ! Tu es là.
ça va maman ? Tu as besoin de quelque chose ?
Non Biche, ça va. Et toi ? Raconte-moi...
Je me lève et toutes les deux nous allons faire notre tour de jardin quotidien en bavardant. La chaleur s’est atténuée, le soleil va bientôt se coucher et la nuit va apporter un peu de fraîcheur. Dans la rue l’animation commence à se faire sentir. Quelques musiques bien rythmées se font déjà entendre, le quartier se prépare pour la soirée. La marchande de beignets, installée dehors devant sa maison, a commencé à faire chauffer sa marmite d’huile. L’odeur arrive jusqu’à nous.
Tiens je mangerais bien des beignets ce soir !
Si tu veux maman, les enfants iront en acheter tout à l’heure.
Le portail s’ouvre et des éclats de rire fusent : Ndomé et Wonjé rentrent de l’école, toutes les deux si vives et enjouées que c’est un régal de les regarder. Elles s’approchent de nous, les yeux rieurs, câlines comme des chatons et bien vite nous laissent pour retrouver leurs occupations ;
J’apprécie ces fins de journée avec Françoise. Rien ne semble devoir perturber ces instants. la nuit tombe brusquement. Nous rentrons à l’abri des moustiques et du bruit.
Le temps s’écoule si lentement.
Une journée s’achève, laissons demain arriver...
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