Louis, la hache sur l’épaule siffla son chien, comme tous les soirs il rentrait chez lui. Quarante trois ans, qu’il répétait les mêmes gestes. Et pourtant depuis quelques mois, il revenait de plus en plus tard dans sa petite maison au cœur de la forêt.
Il se sentait bien seul depuis que sa femme Jeanne était partie comme ça sans prévenir, elle qui avait une santé de fer, elle, qui n’était jamais malade et pourtant...
En s’approchant, ce soir là, de leur chaumière il avait vu que la cheminée ne fumait pas et que tout était éteint, il l’avait trouvée assise à la table de la cuisine, dans la pénombre du jour finissant, son ouvrage sur les genoux et la tête baissée comme si elle dormait. Il lui avait parlé de sa voix forte mais elle n’avait pas répondu, alors, il avait pris sa main glacée et toute raide dans la sienne.
Quand il eut enfin compris ce qu’il se refusait à croire, il se laissa tomber sur la chaise aux côtés de celle qui avait toujours partagé sa vie, dans les bons et les mauvais moments. Il était resté là, silencieux, au moins deux bonnes heures et de grosses larmes avaient roulé sur ses joues rugueuses de vieux bûcheron.
Et puis, il avait prévenu Monsieur le Curé, c’est pas qu’il aimait ça, lui, les bondieuseries, mais Jeanne, elle, elle y croyait dur comme fer à toutes ces bêtises. Alors, il pouvait bien faire ça pour elle ! Puis tout s’était enchaîné très vite, les vieilles du village étaient venues et s’étaient enfermées dans la chambre avec elle, « la toilette » qu’elles disaient, c’était toujours une affaire de femmes. Il aurait bien aimé, lui, passer une dernière fois ses mains sur son front et dans ses cheveux, mais ça ne se faisait pas... alors il avait attendu que tout soit fini.
Quand elles sortirent, il s’approcha du lit, elle était toujours aussi belle, sereine, reposée et toute blanche, si blanche qu’elle ressemblait à une de ces statues de marbre qui ornaient le vieux parc près de la mairie où ils s’étaient mariés. Il effleura doucement, tendrement ses fins doigts ramenés sur sa poitrine enserrant le petit chapelet bleu qui ne la quittait jamais.
Et puis, il y avait eu l’enterrement, toutes ces mains qu’il avait du serrer, ces femmes qui l’avaient embrassé, dont il ne se souvenait même plus.
Et puis surtout, le retour à la maison, froide, muette, sombre et sans vie. On était en décembre, mais il n’avait pas eu la force d’allumer le feu, ni même de se faire chauffer la soupe qu’une voisine lui avait amené dans l’après midi. Il s’était assis devant la cheminée noire, la veste sur le dos, il se sentait si las, si triste, si démuni. Quarante ans à deviner les pas feutrés de Jeanne, le bruit des casseroles quand elle préparait le repas... Quarante ans, bon sang, ça ne s’efface pas comme ça ! Jeanne si discrète, si bonne et qui laissait un tel vide dans cette chaumière et dans le cœur du seul homme qu’elle avait aimé. Il la voyait dans chacune des pièces de la maison qui résonnait encore de sa si chère présence.
Et soudain, il avait entendu une petite plainte qui provenait d’un taillis face à la maison. Intrigué, il s’était approché et il l’avait trouvée. Elle devait avoir un ou deux mois, toute noire avec de grands yeux affamés. Il l’avait amenée toute tremblante dans la maison et l’avait installée devant le poêle qu’il s’était décidé à enflammer pour elle et lui avait donné sa soupe avec du pain trempé. Elle avait mangé goulûment et s’était endormie. C’est ainsi que Micka était entrée dans sa vie alors que Jeanne venait d’en sortir. Depuis ce jour, ils ne se quittaient plus, elle était devenue sa raison de vivre. Il lui parlait, l’emmenait partout ...et elle, elle ne le quittait pas des yeux, tournesol suivant le soleil, mordillait les branches qu’il coupait, ramassait tout ce qui traînait. Il la grondait et elle le regardait si tristement qu’il éclatait de rire et lui tapotait la tête. Brave Micka ! disait-il, et le jeune animal se frottait contre lui.
Mais, ce soir tout était différent, la journée avait été difficile, chaude, étouffante pour un mois de septembre. Il était fatigué, les coupes avant l’hiver étaient lourdes et nombreuses. Tout le monde voulait rentrer les bûches qui réchaufferont les âtres quand la neige et le gel recouvriront les plaines endormies. Micka, elle non plus n’était pas comme d’habitude, elle grognait, montrait les dents en regardant vers les bosquets qui entouraient la maison. Il était tard, ils avaient besoin de repos.
Louis se décida à rentrer, prépara rapidement un repas frugal qu’il toucha à peine. La jeune chienne paraissait inquiète et n’avait pas d’appétit.
Peu à peu le soir tomba, puis la nuit claire et froide se leva. Le vieil homme frissonna, en baillant il appela son chien et monta se coucher. Micka arriva quelques minutes plus tard, s’allongea au pied du lit et s’endormit.
Vers deux heures du matin, Louis fut réveillé par des plaintes. Micka était cachée sous la grande armoire de chêne, les yeux rivés sur la fenêtre. Surpris, il l’appela mais elle ne bougeait pas, elle semblait terrorisée, figée dans une expression d’effroi. Louis se leva en râlant. Décidément, il n’arriverait pas à se reposer cette nuit. Il s’agenouilla près d’elle et posa la main sur sa tête. Elle tremblait, il essaya de la rassurer en la flattant de sa grosse main et lui parla doucement.
Mais rien n’y faisait. Soudain un long hurlement transperça la nuit et lui glaça le sang. Micka gémissait, elle qui au moindre bruit aboyait, semblait tourmentée. Un long frisson parcourut le corps du vieux bûcheron pourtant rompu aux bruits nocturnes parfois effrayants de la forêt. Il se releva péniblement et se dirigea vers la fenêtre. C’était une nuit de pleine lune comme il en avait tant vu, mais un sentiment étrange l’envahit, un sentiment de peur qui le prenait au ventre et le bouleversait.
Un autre cri retentit soudain, un cri affreux dont les échos rebondissaient sur chaque arbre. Micka s’approcha de lui et se coucha à ses pieds. Au loin, un chien continuait à hurler comme un loup solitaire que la meute aurait abandonné.
La lune se voila brusquement.
Louis resta de longues minutes derrière sa fenêtre comme hypnotisé. Il se passait quelque chose qu’il ne voyait pas, qu’il ne comprenait pas, quelque chose qu’il ressentait au plus profond de lui comme on sent parfois qu’un drame se prépare, quelque chose que l’on n’explique pas.
La lune apparut de nouveau, blanche et imposante, le chien s’arrêta de hurler et Micka se rendormit.
L’atmosphère pesante se dissipa et Louis, haussant les épaules en se traitant de vieux fou, retourna se coucher. Il dormit d’un sommeil agité de rêves incohérents où se mêlaient le visage de Jeanne et les histoires que les vieilles racontaient quand il était enfant pendant les veillées, histoires de croyances diaboliques et abominables, qui alors l’empêchaient de s’endormir.
Quand il s’éveilla, il était déjà tard. Cette nuit difficile l’avait mis de mauvaise humeur, il fit une toilette sommaire, et prépara le café et le panier qu’il emportait pour le déjeuner tout en bougonnant. Micka n’avait pas encore émergé et Louis, agacé la mit dehors d’un brutal « c’est l’heure de se lever fainéante ! ».
A peine sortie, elle marqua un temps d’arrêt, le nez en l’air, et s’élança soudain vers un buisson devant lequel elle se figea dans une position que Louis connaissait si bien, lorsqu’elle débusquait un lièvre ou un renard.
Mais cette fois, elle grognait, retroussant les babines. Il s’approcha d’elle et écarta doucement la broussaille. Ce qu’il vit le fit reculer et il étouffa un cri d’horreur. Une femme gisait au milieu des ronces, les yeux grand ouverts, presque exorbités dans une expression de terreur indescriptible et les marques qu’elle portait sur son cou ensanglanté ne laissait aucun doute quant aux raisons de sa mort.
A suivre...