20 août 1990
Comme à l’accoutumée, il est sorti du lit de bon matin, à l’heure où le ciel pâlissait au-dessus des toits bleus du village. Il a toujours aimé ces levers à la pique du jour. Il est sorti sur la terrasse encore vêtue de nuit et a humé le vent.
« Le matin, quand tout dort encore et que je vaque à mes occupations, j’ai l’impression d’être le roi du monde... De plus, ce petit plaisir ne coûte rien, sinon la peine de s’extirper des draps ! » avait-il coutume de me répéter fréquemment.
Selon un rite immuable, il a commencé par porter à la mère qui s’attarde au chaud du lit, une tasse de café noir, brûlant. Après avoir lui-même déjeuné d’une grande bolée de café au lait bien sucré dans laquelle il a réparti les cubes d’une large tartine taillée au chanteau, il est descendu jusqu’à l’atelier caresser sa petite chienne cocker qui lui a prodigué de délirantes démonstrations d’amitié. Naturellement, il n’a pas oublié de lui glisser quelques morceaux de pain frottés de beurre qu’il avait mis de côté à son intention.
Revenu dans la cuisine, il a procédé à des ablutions soignées, comme si ce jour de semaine était un jour de fête. Et manifestement, pour lui, il l’était. Le coupe-chou convenablement repassé sur la lanière de cuir patiné a crissé sur sa barbe de trois jours, ressuscitant le velours de la peau sous les flocons de mousse.
La mère, en chemise de nuit et bâillements étouffés, a été la première, au sortir de la chambre, à étrenner les joues rafraîchies de son époux.
« Si tu veux te changer, j’ai préparé tes affaires sur le lit... »
Par affaires, il fallait entendre : le sage costume gris, la chemise blanche fraîchement repassée et surtout la cravate que le père élève volontiers au rang d’instrument de torture. De naturel sanguin et livré, dès les premières chaleurs, au supplice récurrent de la transpiration permanente, il a beaucoup de mal à supporter ce carcan qui lui serre le cou. -----
Mais hier soir, la mère s’est montrée inflexible. Point de col ouvert, bâillant sur une poitrine velue ! Ce qu’elle tolère pour les dimanches ordinaires et les sorties banales ne saurait trouver son prolongement dans le voyage qui s’ébauche ! Pas d’entorse tolérable à l’étiquette : il y aurait donc cravate convenablement ajustée !
Foin de ce maudit ruban de tissu rayé qui semble le narguer ! Rien ne saurait aujourd’hui ternir la joie du père ! Pensez donc ! Son garçon va lui permettre de réaliser un vieux rêve dont les contours ont fini par s’estomper à force de se croire inaccessibles : revenir sur les lieux des combats de mai/juin 1940 et pourquoi pas, franchissant cette fois-ci librement la frontière, redevenir, l’espace de quelques heures, un KG, un prisonnier de guerre...
La mère, si elle a pris toute la mesure des motivations profondes de son époux, ne partage pas son enthousiasme... Dans ses souvenirs, tournent inlassablement en boucle ces images d’un passé douloureux, sources de tant de cauchemars... A son idée, il faut laisser le temps faire son œuvre et ne pas réveiller les démons assoupis. Afin de se dédouaner, elle a inventé un prétexte qui n’abuse personne : « Trop loin ! Trop cher ! »
Bizarrement, le père ne parvient pas à lui en vouloir. Probablement parce qu’en son for intérieur, il est convaincu que les moments qu’il a vécus en ces lieux qu’il va retrouver, ne peuvent se partager, sinon peut-être avec son fils, aux fins d’une hypothétique transmission...
La voiture pénètre dans la cour. Il est l’heure. L’heure d’un saut en arrière de près d’un demi-siècle...
Les minutes se sont enfuies. Les kilomètres également... Peu après la pause pique-nique à l’ombre d’un bosquet aménagé, vaincu par la monotonie du ruban autoroutier, le père s’est adossé au siège et s’est accordé une sieste réparatrice.
A présent, plus question de sommeiller ! Le véhicule approche de ces marches de l’Est où se sont joués des actes sanglants de la tragédie du printemps 1940. -----
Peu à peu, le père a retrouvé les visages de ses copains qui se mettent à défiler : Richard, Gabriel, Louis... Il revoit les capotes pisseuses, les calots de travers, les molletières qui leur serraient les mollets dans un étau de fer, les souliers racornis... Il entend les grondements sourds du canon dans les nuits de mai, traversées d’éclairs et de hurlements de moteurs. Il distingue les soldats avachis au creux des fossés, ronflant la bouche ouverte, écrasés de fatigue.
Au hasard des panneaux indicateurs, quelques noms s’en viennent titiller sa mémoire : Boulay, Viller, Vigy, Bitche, Retouffey... Ces villages lorrains s’habillent pour lui de relents doux-amers de marches forcées, d’ordres et de contrordres, de pieds meurtris, de gamelles froides avalées sur le pouce... Ses yeux se mouillent et ses lèvres se serrent. Le silence est si lourd que le fils ne sent pas le droit de le rompre en posant les questions qui lui brûlent les lèvres !
Soudain, le père a un sursaut comme si une aiguille venait de se planter au creux de sa chair.
S’il te plaît, petit, arrête-toi ! Là, regarde ! Il y a une entrée de pré...
La voiture stoppe sous les ramures d’un énorme chêne têtard. Le père descend, les membres ankylosés par une trop longue immobilité. Il traverse la route, paraissant mal assuré sur ses jambes. De l’autre côté, s’embranche une allée cavalière qui fuit, rectiligne, dans l’épaisseur du bois. Un modeste panneau de bois, supporté par un piquet, indique : FORET DOMANIALE DE CHARMES. Le père s’assoit sur un rondin abandonné dans l’herbe rase et, le menton appuyé dans la paume de sa main gauche, s’abandonne à une douloureuse rêverie.
Cinq minutes s’écoulent. Derrière son volant, Jean-Pierre a allumé une cigarette pour se donner une contenance. Il finit par rejoindre son père qui lève vers lui un regard humide et se risque :
Pourquoi cet arrêt ? Tu ne te sens pas bien ? A moins que tu n’aies remarqué quelque chose ?
Regarde ce panneau, fils ! Il ne te dit sûrement rien, tandis qu’à moi... -----
Il se gratte longuement la gorge avant de poursuivre :
C’est précisément dans ce bois, qu’un jour de juin 1940, j’ai été fait prisonnier...
C’est au tour de Jean-Pierre d’imaginer, derrière le silence de la forêt, la voix hurlante de la guerre, la sirène mugissante des Stukas, l’avance inexorable des blindés de Gudérian que suivent des grappes de soldats en feldgrau. Il entend l’éclatement sourd des mortiers, le fracas vibrant des mitrailleuses, le claquement sec des fusils... il devine l’étreinte implacable, la nasse qui se referme... Il découvre les morts raidis dans un dernier rictus, les blessés livides, les valides qui se terrent au creux des fourrés... La guerre, la sale guerre à l’haleine fétide, le rattrape à son tour... La peur, la vraie, celle qui noue les entrailles, il peut l’imaginer sur le visage crispé et dans les mots que le père lâche dans un souffle : ..
J’étais là, seul, à moitié enterré derrière mon arbre. Faisant suite à un barrage d’artillerie d’une violence incroyable, il y a eu quelques minutes d’un silence obsédant, irréel... Je me suis demandé si ma section avait disparu toute entière sous l’avalanche ou bien si les copains m’avaient abandonné... Le claquement métallique d’une culasse m’a fait me retourner. Un grand gaillard aux sourcils profondément enfoncés sous le chaudron qui lui servait de casque me tenait en joue au bout de son fusil. J’ai laissé tomber le mien, j’ai levé les bras... Tout était fini ! Ou plutôt non, tout commençait...
Le père eut un sanglot sec et revint lentement vers la voiture. Il avait l’air épuisé.
4 septembre 1990.
Après une nuit paisible dans une auberge de campagne, les deux hommes reprirent leur route. Le père paraissait avoir retrouvé un peu d’allant, même si ses yeux gris demeuraient empreints d’une indicible tristesse. Pour la première fois, il avait évoqué ces carnets laborieusement noircis de menus faits du quotidien, humble trame de sa vie de prisonnier.
Tu sais, hasarda Jean-Pierre, nous sommes tout proches de l’Allemagne. J’avais prévu d’y faire une incursion qui te permettrait sûrement de revoir la région où tu étais... -----
Je sais bien que tu l’as prévu mais je ne suis plus aussi sûr d’en avoir envie ! Ces lieux réveillent en moi tant de souvenir douloureux ! Oh oui, tellement douloureux ! Infiniment plus en tout cas que je ne pensais ! Et puis tout a tellement changé depuis la fin de la guerre !
Essayons quand même ! Ainsi nous n’aurons pas de regrets...
Le passage de la frontière et certains noms de villes : Saarbrücken, Kaiserlautern, Frankental... offrirent au père de nouvelles occasions de revisiter son passé.
Tu vois, c’est là que nous avons été débarqués, commenta t-il alors qu’ils longeaient le faisceau mouvant des rails conduisant à une gare proche. A coups de pied dans les fesses ! Après plus de cinquante kilomètres à pied, sans pratiquement rien boire ni manger et trois heures de voyage, entassés dans des wagons à bestiaux...
Vint le Rhin, ample et majestueux, coulant entre des collines plantées de vignobles blonds.
Ah, ces vignes ! En fin de compte je les aimais bien ! Bien sûr, ce n’étaient pas les miennes mais j’avais plaisir à les soigner ! Et puis elles, au moins, n’étaient pour rien dans cette p... de guerre !
A l’entrée de Bingen, le père s’agita de nouveau...
La ferme où j’étais employé était à moins de trois kilomètres du centre. J’ai encore dans les oreilles certain bombardement des Alliés en 44. Laisse-moi te dire que j’étais bien content, ce jour-là, de travailler dans la cave ! soupira le père, en tentant maladroitement de dissimuler l’émotion qui débordait.
Pour autant, je ne reconnais rien de rien ! Ce n’est pas faute pourtant d’être venu dans ce qui n’était à l’époque qu’un gros village. Un jour avec le cheval et la carriole pour chercher des engrais ou des tonneaux, d’autres fois à pied pour émarger à la Kommandantur. C’est bien ce que je t’avais dit. Les années ont passé sur mes souvenirs et sur tout le reste...
On pourrait se renseigner, proposa jean-pierre. -----
A quoi bon ! murmura le vieil homme, désabusé. Les quelques rudiments d’allemand que je possédais se sont évanouis depuis bien longtemps.
Et Jean-Pierre ne pouvait que songer à ses propres lacunes, incapable qu’il était d’aligner trois mots de suite ! ... Le lycée semblait bien loin...
Ne sois pas trop déçu, conclut le vieux, lisant dans les pensées de son fils. Depuis tout ce temps, bien des visages que j’ai connus ont dû quitter ce monde... Et la ferme ? Existe-t-elle seulement encore ? Moi je l’ai quittée le jour de Rameaux 45 mais les combats se sont poursuivis ensuite durant plus d’un mois et la région en a vu de dures... Sans compter que les patrons avaient deux fils qui combattaient sur le front russe. Alors ! ...
Ca ne fait rien ! Grâce à toi, fils, j’ai fait une belle provision d’images... qui m’ont permis de ressusciter ce passé qui n’a, en fin de compte, jamais cessé de vivre en moi.
Epilogue.
5 septembre 1990.
L’hôtel semble planté tel un rocher au milieu de l’océan des vignes. Derrière la haie soigneusement taillée, le Rhin brasille au soleil du matin. Jean-Pierre sort du hall. , porteur d’une lourde valise et se dirige vers le parking, désert à cette heure matinale. Avant que ne commence l’étape suivante de leur escapade en Rhénanie, il prend à la ronde quelques clichés-souvenirs. Jeannine, son épouse, donnant la main à leurs deux petites filles, le rejoint bientôt.
Le père n’est pas du voyage. Une lourde balle de feutre échappée d’un palan a réussi là où la guerre et la captivité avaient échoué.
Le père est mort, en plein travail, par un jour frileux de novembre 1970. Ce voyage souvenir qu’il appelait de ses voeux, le destin cruel le lui a refusé, comme il lui a refusé de connaître l’épouse de son fils et ses deux petites filles. -----
C’est donc son fils au nom du devoir de mémoire, usant du rêve et de la plume, qui lui a offert cette épopée posthume.
Si les larmes, au moment d’achever, détrempent un peu sa feuille, ne lui en veuillez pas ! Il a tenu parole.