« Je n’ai aucune soif de pouvoir, aucun talent pour le conquérir, et d’ailleurs la politique m’ennuie. Je n’ai aucune confiance dans l’avenir, je déteste parler en public, j’ai horreur de me mêler des affaires des autres. C’est pourquoi je pense que ma candidature à la présidence est particulièrement malvenue, que dis-je, inopportune. »
Oui, oui, Michel président. Les cris fusent dans la foule, les youyous. Ça me fait vraiment drôle, je ne m’attendais aucunement à ce que tant de gens se déplacent pour moi, et pourtant me voici à la tribune et le Zénith d’Auvergne est plein à craquer. La salve d’applaudissement s’éteint, je poursuis mon discours.
« Vous en avez marre de tous ces médiocres qui se prennent pour des dieux de l’Olympe, vous voulez les chasser pour qu’enfin on vous laisse vivre votre vie tranquille. Eh bien soyez tranquille : il n’y a pas plus médiocre que moi. Ce n’est pas avec l’Olympe ni avec vous que je vais refaire le monde. La tribune que je préfère, c’est à 6h45 chez Marcel, au Café du Commerce devant un petit noir bien serré. Et on y a le droit de fumer. Ciao »
Hourrah ! La salle est en délire. J’écarte les micros des journalistes qui se bousculent devant l’estrade et je saute au milieu de la foule. On m’a recruté à la hâte un service d’ordre notoirement inefficace, et c’est tant mieux, je me sens tout à coup enivré de toutes ces mains qui se tendent vers moi, qui me touchent, me cramponnent, me bousculent. Un peu comme la rame de 17h20, mais en plus sympathique. Je ne peux pas ne pas remarquer la jolie brune qui, en même temps qu’un regard très appuyé, me glisse un papier dans la main, que je m’empresse de faire disparaître dans la poche.
Le dîner a été terriblement protocolaire : le député à gauche, le gros patron du BTP à droite, toutes ces conversations qui m’ennuient à mourir sur l’opportunité de saisir tel marché, de négocier telle restructuration. Mais que me trouvent donc tous ces gens qui me courtisent et qui ont l’air, que dis-je, la conviction de me trouver ces qualités de combattant qui les propulseront eux-mêmes aux premiers rangs ? Quelle est cette imposture que personne ne remarque ? Je ne suis pas celui que vous croyez, je ne suis pas celui qui vous parle, qui plaisante avec vous et vous passe dans le dos une main amicale qui exige des allégeances. Les mots qui sortent de ma bouche ne sont pas ceux que vous entendez. Je déteste tout ça, vous m’entendez ? Mais non, personne ne m’entend.
Tiens, je fume aussi ? Mais depuis quand ? C’est la réflexion étonnée que je me fais, calé dans un fauteuil profond du hall de l’hôtel Palace, tirant sur un gros cigare –délicieux, soit dit en passant. Je n’ai pas sommeil, cette soirée charrie dans ma tête les pensées les plus confuses. La main droite profondément enfoncée dans les poches de ma gabardine s’occupe depuis un moment à triturer un bout de papier quand soudain le déclic se produit. Je sors le papier, le défroisse, regarde avec hébétude le numéro de téléphone qui y griffonné. Le regard de la brune me revient à travers la brume.
Je ne sais pas si je suis bien réveillé, là, dans l’ascenseur qui m’amène chez elle. Son invitation sent le traquenard à plein nez, elle va monnayer ses charmes contre une quelconque promesse de promotion, alors pourquoi suis-je venu ? Pourquoi l’ai-je laissée me servir son baratin ? Comment a-t-elle dit ? Anne-Sophie, chargée de mission au conseil général ? Je ne suis plus très sûr. En tout cas sa voix était douce, chuchotante. Je me suis mis en marche comme dans un rêve, j’ai appelé un taxi.
« Entrez » La porte s’ouvre sur elle et sur une effluve délicate de parfum. Mais ce n’est pas le maladroit, le timide que je suis qui rentre. Celui-ci arbore un sourire pour une pub de dentifrice, une aisance qui m’exaspère. « Votre parfum est un enchantement. Pardonnez-moi, je n’ai même pas à la main la moindre petite fleur ». Où trouve-t-il cette voix suave, cette élégance pour se débarrasser de sa gabardine, pour lui baiser la main ? Ne suis-je donc pas celui-là qui lui aurait écrasé les doigts d’une poigne énergique, cachant dans son dos 3 roses faméliques négociées à la hâte auprès du gérant de l’hôtel ? Elle me précède dans le couloir d’une démarche chaloupée, c’est avec un ravissement béat que je contemple les ondulations de sa croupe qu’elle joue à rendre vivante pour moi.
Mais la bouche de l’homme politique s’ouvre soudain en un O muet, la mienne aussi d’ailleurs, pour une fois nous sommes d’accord, un O tout aussi rond et silencieusement muet que l’orifice du silencieux qui prolonge un pistolet pointé sur moi, euh, sur nous.