Le coup était parti. En pleine tête.
Clac !
*Un bleu de plus*, pensa-t-elle lorsque la paume moite de son père s’écrasa contre sa joue. La petite Mélanie s’effondra sur le sol. Son crâne cogna le parquet et une douleur la transperça comme une épée mal aiguisée, mais elle ne pleura pas.
L’habitude avait rapidement eu cet effet, et puis si elle se mettait à chialer, comme il disait, il la battrait plus encore. Elle n’avait eu qu’une claque et elle préférait en rester là. Elle s’était mordue l’intérieur de la joue, et elle sentit un liquide chaud couler le long de sa langue, un liquide au goût âpre du métal. Une sensation dans sa bouche qu’elle ne connaissait que trop bien, qu’elle aurait tant aimé ne pas connaître.
Elle ne dit rien. Elle se contenta juste d’observer le parquet.
On ne joue pas avec les allumettes, Mélanie. Je te l’ai déjà dit.
Elle acquiesça d’un signe de tête. Il valait mieux qu’elle reste silencieuse, elle risquait de l’énerver inutilement. Elle avait pris ses allumettes au mauvais moment, au moment où il avait décidé de fumer. Elle ne ferait pas la même erreur deux fois.
Elle serrait dans son poing gauche deux allumettes qu’elle avait réussies à dérober avant qu’il ne reprenne la boîte.
*Pourvu qu’il ne les trouve pas... *
Sa petite main tremblait tant elle les serrait fort.
Si je te revois toucher à ces foutues allumettes, je te prie de croire que ta prochaine dérouillée te fera sacrément plus mal que ça.
Il cala une cigarette entre ses lèvres, ouvrit la boîte d’allumettes et en extirpa un bâtonnet.
C’est pour ton bien que je fais ça. C’est dangereux une allumette. Tu risquerais de foutre le feu à l’appartement... Ta mère et moi on a que ça dans la vie. Un appartement. Si tu y fou le feu, qu’est-ce qu’on va faire ?
Il craqua l’allumette contre la boîte. Une volute de fumée s’éleva mais ne tarda pas s’évanouir dans les airs. Il leva la flamme à hauteur de ses yeux et l’examina comme un insecte étrange.
Tu vois cette flamme, mélanie. ( Elle garda les yeux rivés sur le parquet ) Elle est dangereuse, insidieuse... ( la cigarette s’agitait entre ses lèvres ) Quand on la regarde comme ça, jamais on ne pourrait imaginer qu’une telle chose serait capable de tuer, de détruire, d’exterminer... Et pourtant...
Il détourna ses yeux de la flamme et observa sa fille.
Tu m’écoutes ?
Nouveau signe de tête approbateur.
Il appliqua la flamme contre l’extrémité de sa cigarette et tira dessus plusieurs fois. Il recracha quelques spirales de fumée qui allèrent s’écraser contre le plafond lambrissé.
Bien.
Il secoua l’allumette sans la regarder. La flamme ne s’éteignit pas.
Il la jeta dans la corbeille à papier, toujours sans regarder. Il avait fait ce geste tant de fois. Jamais il n’aurait soupçonné que, cette fois-ci, l’allumette demeurerait allumée.
Il tira une grosse bouffée et afficha un air de satisfaction. Il attrapa la cigarette entre son index et son majeur, puis souffla la fumée par les narines.
Tu es punie, termina-t-il.
Il tourna les talons, sans remarquer une seule seconde le nuage grisâtre qui s’échappait déjà de la corbeille. La porte claqua. On entendit une clé s’insérer dans le trou de serrure. La clé tourna, le pêne coulissa doucement dans la gâche.
Clac !
La porte était close.
Clac !
La porte était doublement close.
La petite fille de sept ans pouvait pleurer maintenant.
Des sanglots silencieux secouèrent son petit corps comme autant de spasmes nerveux. Quelques perles de tristesse glissèrent le long de ses joues bleutées. Elle portait la trace de la main de son père en travers du visage et l’on distinguait nettement la marque de l’alliance, sceau maudit martelé sur l’ensemble de son corps.
Elle desserra l’étreinte de ses doigts, toute tremblante.
Une allumette était encore intacte, l’autre s’était brisée. Un petit copeau de bois était planté dans sa main, entre les marques ensanglantées de ses ongles. Elle s’assit, dos à la corbeille, jambes croisées, puis retira délicatement l’écharde qui mutilait sa main.
Derrière, la fumée se faisait plus dense.
De sa main libre, elle essuya les quelques larmes qui commençaient à sécher sur ses joues. Elle prit l’allumette entière et la regarda.
*Un bras... Il lui en manquera un...*
Elle se leva et se tourna vers le bureau. Elle vit la fumée qui s’élevait doucement. En un instant, elle fit face à la porte et voulut crier mais...
*... Il va me disputer si je crie... Je vais me faire taper...*
... la peur de son père était plus grande encore.
Elle examina la corbeille. De petites flammes dansaient comme des démons aux sourires sardoniques. Elle s’approcha de ces créatures souriantes et souffla de toutes ses forces.
*Parfois, papa souffle sur les allumettes pour les éteindre...*
Elle souffla, et souffla encore jusqu’à tourner de l’œil. Les diables dansants prirent des forces et leurs sourires se firent plus menaçants.
Mélanie paniqua. Elle se rua vers la fenêtre, hésita un instant, puis l’ouvrit bien grande. Son père lui avait toujours interdit de s’en approcher, c’était pour son bien : elle risquait de tomber et de se tuer, alors si elle s’en approchait, il la tapait, mais c’était pour son bien.
Elle resta sans bouger quelques minutes.
En contrebas, elle voyait un fleuve de voitures qui débordait de son lit. Un fleuve agité et bruyant. La cacophonie des klaxons, dix mètres plus bas, parvint à ses oreilles et la douleur qui avait assaillie son crâne plus tôt refit parler d’elle.
Elle passa une main sur son front et l’examina. Elle saignait.
Lorsque son crâne avait cogné le parquet, il s’était probablement fendu.
Une goutte de sang glissa jusque dans son œil gauche. Le monde devint teinté de rouge comme ces vieilles photographies usées, alors elle battit des paupières. Des larmes de sang roulèrent sur son visage, mais elle les essuya.
Elle se tourna une nouvelle fois vers la corbeille.
Le plastique commençait à fondre et de grandes flammes crépitantes sautillaient pour atteindre le bureau et la colle renversée que son père n’avait pas vue. Elle se précipita sur la corbeille et l’attrapa d’une main. Elle voulait la jeter par la fenêtre.
Le plastique fondu rongea sa chair.
Mélanie poussa un cri tout en jetant l’objet loin d’elle. Elle regarda la porte avec inquiétude... Si son père l’avait entendue crier, il serait furieux.
La corbeille roula sous les rideaux et les flammes vinrent lécher ces appétissants bouts de tissu. Elles les trouvèrent à leur goût, et en quelques instants, le feu se propagea le long des rideaux, les dévorant, centimètre par centimètre.
Le cœur de Mélanie s’affola.
Papa... murmura-t-elle.
Elle regarda le bureau.
Le petit bonhomme en allumettes qu’elle avait confectionné gisait sur la table de bois. Il ne lui manquait que deux bras.
Elle s’approcha du bureau, mais tout paraissait devenir flou autour d’elle. Sa petite chambre semblait tanguer et Mélanie titubait. Elle n’eut le temps que d’attraper l’homme de bois avant de s’effondrer.
Elle s’était évanouie.
Elle se réveilla un peu plus tard, l’homme en bois dans une main, une allumette dans l’autre.
*Papa...*
Partout les flammes sautillaient. Un ballet orangé et flou se jouait devant ses yeux terrifiés. Les démons aux langues fourchues valsaient autour d’elle comme d’improbables danseurs. Elle tourna sur elle-même et découvrit qu’elle était cernée par les flammes.
Le bureau avait pris feu lui aussi.
*Je l’ai sauvé... c’est le plus important... *
Elle examina le petit être fait d’allumettes. Elle espérait qu’il lui ferait plaisir... Elle y avait réellement mis tout son cœur... Il ne restait plus qu’à lui coller deux bras et ce serait fin prêt. Il fallait qu’elle fasse vite d’ailleurs, le jour approchait.
Elle commença à avoir chaud.
Elle sentait des gouttes de sueur perler de son front et se mêler au sang de sa blessure. Dans la chambre, tous les meubles engendraient de petits diables dansants qui semblaient tournoyer autour d’elle, comme des prédateurs prêts à fondre sur leur proie. Les flammes des rideaux avaient atteint le plafond et un épais tapis de feu s’étalait au-dessus de sa tête... un océan ardent qui l’effrayait.
Le bois commençait à exploser et quelques détonations la firent sursauter. La chambre craqua de partout et bientôt une partie du plafond s’effondra devant ses yeux en crachant des gerbes de feu.
Elle recula instinctivement et des flammes vinrent mordre ses jambes.
Elle se tourna et vit quelques flammes grimper le long de sa jupe plissée. Elle les tapa de ses mains mais elle sentait sa gorge se nouer.
N’arrivant pas à éteindre le feu, elle retira sa jupe et la jeta en pâtures aux démons sifflant. La peur la gagnait et submergeait peu à peu son esprit. Elle ne parvenait plus à réfléchir et elle sentit les larmes lui piquer les yeux.
Alors qu’elle pleurait de plus en plus, elle voyait, impuissante, l’étau incandescent se refermer sur elle inéluctablement. Elle ne pouvait plus atteindre la porte, ni la fenêtre.
Elle était perdue.
La fumée s’insinua dans sa gorge et brûla sa trachée. Elle fut agitée de douloureuses quintes de toux.
Au loin, quelques sirènes retentissaient.
Ses pleurs étaient devenus des cris. Des cris de terreur et d’angoisse, comme une voix qu’elle ne se connaissait pas, une voix surgie d’outre-tombe. Ses hurlements étaient étouffés de sanglots... et de vives quintes de toux
PAPAAAAAA !!!!!!!! PAPAAAAAAAA !!!!!!!
Cet unique mot qu’elle répétait inlassablement...
*Où est mon papa ??? Pourquoi il ne vient pas me sauver ?*
PAPAAAAA !!!!!!
Mais les flammes arrivèrent à elle. Elle sentit la piqûre du feu contre ses mollets, d’abord, puis ses cuisses et ses bras. La douleur la rongeait, une douleur comme elle n’en avait jamais connu.
Elle pensa à sa maman, à ses étreintes et ses caresses attendries, comme si le souvenir de ces instants de bonheur pouvait atténuer la douleur. A chaque seconde son cœur pulsait plus fort et la terreur la rendait folle. Elle hurlait.
*Pardon, papa, je jouerais plus jamais avec les allumettes, je te le jure......Viens me sauver maintenant...*
PAAAAPAAAAAAA !!!!!!!!
Alors que sa chair noircissait et gonflait sous l’assaut des flammes, ses cheveux s’embrasèrent à leur tour et elle se mit à courir désespérément au travers de la chambre. Elle percuta le rebord de la fenêtre et, dans un geste dérisoire, jeta le petit bonhomme dans la rue.
Sous ses pieds, le plancher céda à son tour et elle s’écroula quelques étages plus bas.
L’homme de bois valsa quelques instants dans les airs sous les yeux terrifiés des passants qui avaient entendu les cris de détresse de Mélanie.
Dans la rue, une multitude de personnes s’était regroupée autour de l’immeuble en flamme, comme une nuée de moustiques idiots face à une vive lumière. Une femme était allongée sur le trottoir, en état de choc. Quelques hommes essayaient de la remettre sur pied, mais elle ne cessait de répéter qu’elle voulait revoir sa fille et son mari.
De gigantesques colonnes de fumée s’échappaient des quelques fenêtres ouvertes. Des flammes jaillissaient des appartements semblant vouloir se répandre dans les cieux.
L’assemblage d’allumettes tomba en face d’un jeune homme qui le regarda se briser sur les pavés. Il s’agenouilla devant le tas d’allumettes et en retira une bien précise, celle qui avait été le corps de l’homme de bois.
Un petit bout de papier était enroulé autour de l’allumette et attaché avec de l’adhésif.
Il arracha le morceau de papier, puis le déroula.
Il était inscrit : Bonne fête des pères. Je t’aime.