Le père C... , qui pourtant ne passait pas pour un enfant de chœur et que la nature avait doté d’une voix particulièrement sonore, eut beau venir jurer, tempêter, menacer... rien n’y fit et l’instituteur demeura inflexible : ce serait mille lignes ou rien ! Pendant une semaine entière, une comédie burlesque s’esquissa, les paris allant bon train sur l’identité de celui qui rendrait les armes le premier... Le lundi suivant, son cahier noirci sous le bras et le sourire en berne, GC se présenta au portail de l’école. Aujourd’hui, il consent à s’en amuser ce qui, il y a plus de quarante ans, était loin d’être le cas !
En conclusion à ce malheureux épisode, il est permis de se demander quel sort serait, de nos jours, réservé à l’enseignant coutumier de ce genre de procédés ?
En fait, ma question se révèle de pure forme tant la réponse tombe sous le sens... Abandon de poste, brutalités sur enfant, punition disproportionnée, mise d’un mineur à la rue durant les heures de classe... Autant de chefs d’accusation susceptibles d’entraîner une radiation et une poursuite devant la justice. Sans vouloir les excuser, que pèsent, en rapport avec ces manquements, les dérapages verbaux d’un pré-adolescent dans un moment d’égarement ?
Mes propres résultats scolaires, je crois l’avoir déjà dit, ayant eu le bon goût de me tenir hors de portée de la foudre, c’est sans acrimonie particulière que je quittai l’école primaire. Je pouvais en somme créditer mon maître sur deux points non négligeables : Tout d’abord de m’avoir doté de bases solides et ensuite d’avoir soigneusement éclairé les différents sens du mot répression ! Etant donné ce qui allait suivre, ce ne serait vraiment pas du luxe...-----
L’entrée en classe de sixième, le passage obligé par l’internat qui était la règle en ce temps-là pour tout élève ne résidant pas sur place, ne me posaient en fait que peu de problèmes. J’avais parfaitement intégré ces données, de précédents séjours en colonie de vacances m’ayant par ailleurs largement préparé à la séparation familiale. Pourtant, lorsque je me retrouvai en compagnie de ma mère, le dimanche fixé pour la rentrée des internes, agglutiné avec une centaine d’autres futurs prisonniers sur les marches grimpant vers le hall du lycée, j’avais perdu quelque peu de mon assurance ! Aujourd’hui, toutes les dispositions sont prises pour dédramatiser l’arrivée au collège ; visite préalable de l’établissement, rentrée étalée, accueil personnalisé... Au début des années soixante, rien de tout cela ! Nous quittions un monde encore à notre mesure pour intégrer un immense vaisseau aux coursives démesurées, véritable caserne scolaire à la rigueur implacable, où les adjudants de service ne manquaient pas, non plus que les brimades et les sanctions !
Déjà, le premier contact donnait une idée : derrière la porte du hall à commande électrique, se tenaient deux « pions » dont le rôle était de laisser entrer, toutes les cinq minutes environ, une petite fournée et de s’arc bouter aussitôt après pour tenter de refermer la lourde porte. Conséquences inévitables, surtout lorsque la chaleur était encore au rendez-vous : la sensation d’être happé par un monstre poussant, des malaises latents, une tension à fleur de peau, quelques larmes parfois... Je m’accrochais à ma valise comme un naufragé à sa bouée, essayant de ne pas me retrouver séparé de ma mère ! -----
A l’intérieur, malgré la relative fraîcheur, ce n’était guère mieux. Des adultes, des enfants courant en tous sens, peu d’explications et encore moins de préposés aux renseignements... Nous ne savions que dire ni que faire. Par chance, passa à notre portée, un garçon de notre village, -un « grand » de 3e- qui eut la gentillesse de jouer le rôle du poisson-pilote dans les interminables couloirs. Grâce à lui, je découvris ma salle d’études et au, premier étage, le dortoir au parquet ciré qui allait accueillir une soixantaine de pensionnaires comme moi.
Porté par les flots et la fatigue, j’avais fini par devenir indifférent à ce monde qui allait être mien durant de longues années. Le départ de ma mère, soucieuse de ne pas rater le train du retour, ne m’a fait ni chaud ni froid... A l’image de nombre de mes camarades, j’étais tellement épuisé par cette folle journée, que cette première soirée à l’internat ne m’a laissé quasiment aucun souvenir. A peine les lumières du dortoir éteintes, j’ai plongé dans un gouffre sans fond...
Si nous avions quelques craintes par rapport à ce qui allait suivre, ce n’est pas la première classe du lendemain matin qui devait les dissiper. Nous fûmes accueillis par les glapissements de notre professeur d’anglais, vieille demoiselle acariâtre répondant au doux surnom de « La Jane » ! Elle commença par nous traiter d’empotés, d’ahuris, et nous prévint en termes choisis qu’il allait falloir rapidement retrouver ses esprits et se mettre au travail. Entre deux accès de rage du dragon de service, nous échangions entre voisins des regards lourds de sens qui tous voulaient dire :
« Ben mon vieux, si ça commence comme ça ! » -----
Oublions un instant les rugissements in english, of course ! pour se concentrer sur un incident d’une autre nature, survenu également pendant ce cours inaugural : J’avais été muni d’un stylo-plume qui fonctionnait, comme beaucoup à cette époque sur le principe de la seringue. Un piston aspirant permettait de remplir le réservoir par le truchement de la plume immergée dans un flacon d’encre. La manœuvre n’était pas toujours très aisée mais les cartouches interchangeables n’étant pas encore parvenues jusqu’à nous, il fallait s’en contenter ! Pour me rien manquer des premiers rudiments de la langue anglaise et surtout pour ne pas attirer sur moi la vindicte magistrale, je me proposai d’effectuer l’opération sans perte de temps. Lorsque j’en eus terminé, un peu de vide restait dans le réservoir. J’entrepris de le faire disparaître ainsi que l’on chasse l’air contenu dans la seringue. Je ne sais si je fus brutal ou malhabile... Quoi qu’il en soit, le piston fut propulsé brutalement vers l’avant avec les conséquences que l’on imagine aisément. Le superbe polo jaune canari de mon voisin de devant s’orna, ex abrupto, d’une magnifique tache bleu outremer !
Quelques rires étouffés ne tardèrent pas à renseigner l’aspergé involontaire sur la nature de l’humidité suspecte qu’il commençait à percevoir dans son dos. Compte tenu du black-out imposé dans la salle, il ne put que protester mezza voce et me larder de regards furibonds. Par contre, il se soulagea dès la récréation suivante, ce qui n’eut du reste aucune conséquence ennuyeuse sur nos futurs rapports. Malgré le vêtement pour toujours inutilisable, ce petit drame ne fit pas tache sur notre amitié ! -----
De cette première semaine, -qui normalement doit être inoubliable- je n’ai retenu, bizarrement, que les deux extrémités. Nous voici donc rassemblés dans le hall qui nous accueillit le dimanche précédent. Nous sommes samedi. Midi vient de sonner et avec lui la délivrance... Au beau milieu de la vaste salle, sous la plaque commémorative des deux guerres, une banale table de bois blanc. A la table, un surveillant général, assisté d’un surveillant. Après un rapide coup d’œil à un épais registre toilé de noir, ils distribuent les sésames par lesquels la redoutable porte électrique va s’ouvrir sur un dimanche de soleil et de liberté... Las, mon père, retenu par son travail, n’est pas là. Il a délégué un voisin, père d’un élève de 5e, pour le suppléer. Le voisin, lui, est bien là, mais hélas pas la banale signature paternelle au bas d’un paragraphe du registre, paragraphe qui stipule que telle ou telle personne est autorisé à récupérer l’élève ci-dessus mentionné... Mon cœur s’affole et mes jambes ne me portent plus. Je me vois déjà passer le week-end enfermé alors que tous mes compagnons se seront envolés, le sourire aux lèvres... Mon désarroi doit être si manifeste qu’il va jusqu’à atteindre le cerbère de service :
« Si ce monsieur veut bien se porter garant pour vous et signer à la place de votre père, je pense que les choses devraient pouvoir s’arranger ! » -----
Elles s’arrangèrent en effet mais je ne fus vraiment rassuré que lorsque la bringuebalante 2cv s’arrêta sur la place du village, à cinquante mètres de la demeure familiale !
Combien d’autres fois, victime du sadisme des pions qui se vengeaient sur nous, pauvres pensionnaires, d’on ne sait quelles frustrations, je demeurerai cloîtré sous les voûtes désespérément grises du lycée devenu une prison. Loin de moi l’idée de prétendre que j’étais un chérubin innocent. Mais priver un élève de sa famille en le contraignant à passer un samedi après midi et un dimanche à l’ombre, en réparation d’une faute vénielle, relevait davantage de la brimade que de la rédemption ! Heureusement, mai 68 ferait se lever un vent de liberté et de tolérance et l’année suivante, ces pratiques répressives auraient à tout jamais rejoint le livre des mauvais souvenirs.
Sur toutes ces années qui vont s’écouler, je ne m’étendrai pas outre mesure. Sans reliefs ni précipices extrêmes, elles ont coulé avec ici ou là une touche de bleu mais aussi beaucoup de gris, ce même gris qui colorait trop souvent le ciel de la ville au-dessus des toits et nos promenades en rang par deux du jeudi après-midi... Je préfère donc occulter ces plages d’ennui et de silence pour ne retenir que les phares qui ont illuminé ma jeunesse recluse. Parmi eux, quelques enseignants, humanistes fervents et pédagogues avertis (Non, non ! les deux termes ne sont pas incompatibles !) qui surent me faire accéder aux beautés de leur discipline et me permettre de discerner que derrière l’homme public et sa réserve obligée, battait un cœur. Ensuite, il y eut la solidarité, la notre, celles des gens de l’internat. Face à l’adversité, nous nous serrions les coudes et en profitions, à l’occasion, pour laisser le rire chasser la morosité ambiante. Ainsi, remontent en mémoire nombre de coups fumants, de franches rigolades rabelaisiennes, de beaux moments d’amitié. Sur ce plan là, l’âge ne pas fait varier d’un iota. La vue d’un groupe qui fraternise me fait toujours frissonner et amène bien souvent quelque humidité au coin de mes paupières...