Je suis terriblement bien réglé. Toute ma vie. Et intestinalement aussi. J’ai envie de déféquer, d’aller à la selle, de chier, de caguer, ... tous les matins à très exactement dix heures trente, quoique j’ai pu manger la veille et en quelle quantité.
Anita, mon assistante (en fait elle est ma secrétaire mais, politiquement, assistante est aujourd’hui plus correct) le sait bien et aménage mes horaires en conséquence, soit une pause de quinze minutes très précisément entre dix heures trente et dix heures quarante cinq, quart d’heure précis nécessaire et suffisant pour vider mon rectum. Anita veille jalousement sur ce temps et interromp les réunions, évacue les gêneurs, reconduit les visiteurs précisément quand il faut.
Rituellement, je dis :
il faut que j’aille réfléchir...
Ce qui laisse peu de place à la discussion puisque dans la boîte, au dessus, au delà de tout autre, c’est moi qui réfléchit.
Après des années d’âpre lutte et l’élimination successive de quelques ennemis, j’ai accaparé le bureau directorial du fond qui, outre une vue splendide sur Paris (Tour Eiffel et Sacré Cœur d’un même regard par l’immense baie vitrée) est le plus près du trône. De MON trône !
Oui, c’est le mien ! A moi, tout seul bien qu’il soit dans des toilettes collectives, mais ...
Par manœuvres habiles, j’ai réussi à être le seul homme, le seul mâle de la société, de l’étage. D’abord parce que je n’aime travailler qu’avec des femmes, esthétiquement et fonctionnellement nettement supérieures aux hommes, mais aussi pour cette intimité que j’aie à être l’utilisateur unique des toilettes masculines.
Et nul n’entre, sauf Anita qui m’y rejoint occasionnellement pour assouvir d’autres envies et besoins communs.
Je m’installe confortablement pour mon quart d’heure sur ma cuvette, avec un journal, un rapport ou toute autre lecture, comme je le ferais chez moi. C’est tout juste si je ferme la porte.
Ce matin, à 10h42 exactement, quelqu’un entre sans frapper. Panique à bord !!!
Vite, mais le plus discrètement possible, je tourne le loquet. Me voilà enfermé, en sécurité. Je retiens mon souffle. Je suis aux abois. Je ne supporterais pas que l’on me trouve ici.
L’inconnu peut utiliser l’urinoir, le lave-main ou bien (angoisse !!!) pousser la porte pour ...
La trouvant fermée, il pourrait insister, cogner, tenter de la défoncer ou, même, demander :
Y’a quelqu’un ?
Question qui appelle une réponse impossible. Jamais je ne parlerai de cet outre tombe.
C’est occupé !
C’est qui ?
C’est moi !
Noooooooooon !!!!
Heureusement, l’importun dézippe et évacue son liquide dans la pissotière, sans un mot, sans siffloter, sans chantonner "la Madelon" ou le dernier Obispo, sans se racler la gorge ou râler, ces ignobles habitudes des hommes qui urinent.
Puis il s’éloigne, rezippe et quitte la pièce... sans se laver les mains au lavabo. Ignoble !!!
Je n’ai pas respiré de toute l’intrusion. Je n’ai pas fait un bruit durant l’outrage. Même doté de la plus grande accuité, l’impétrant ne peut savoir qu’il n’était pas seul.
Mais qui est-il ?
Je me dépêche de me rhabiller, de tirer la chasse d’eau, de brosser la cuvette, de reposer l’abattant, de pchitter le lieu au Magnolia de synthèse, de me passer les mains sous l’eau avec un peu de savon de Marseille liquide, de m’essuyer les mains et j’entrebaille la porte dans l’espoir de surprendre le violeur.
Mais, bien entendu, il n’y a plus personne dans le couloir.
Damnation ! Un homme est à cet étage ! Quelqu’un s’est introduit dans mon harem, ma gynécée, comme dans mes toilettes. Il faut que je le trouve, que j’aille que je courre et me venge.
Nonchallament, je fais le tour des bureaux occupés et je prends de menus prétextes à ma visite. J’en profite, une fois assuré qu’il n’y a pas homme qui vive, pour saluer telle ou telle, pour complimenter celle là sur ses habits superbes et vanner gentiement telle autre.
Ne reste enfin qu’à vérifier mon propre bureau et celui d’Anita.
Dis-moi ... N’as tu pas vu un type passer ?
Elle me regarde droit dans les yeux.
Non. Enfin, je ne crois pas... pourquoi ?
Oh ! Je ne sais pas ! J’avais cru ...
Non, non !
Ah !
La journée passe et je travaille aussi bien que d’habitude mais je dois avoir l’air soucieux parce que l’on me demande plusieurs fois si je vais bien, si je ne suis pas malade.
Le soir, j’ai du mal à m’endormir et je regarde la télé pour la première fois depuis longtemps. Ensuite, je fais des cauchemars.
Juste après un meeting vid-conf avec la direction américaine, je m’en vais "réfléchir" sans plus penser à hier, en compagnie du Libé du jour dans lequel m’attire une interview marathon de Ségolène Royal. Sur quelques photos, elle est charmante. En m’asseyant, je remarque néanmoins que je viens de loquer la porte, par réflexe absurde.
A dix heures quarante deux, l’intrus revient et recommence son cirque de la veille. Zip, urine, rezip. Ce coup-ci, il se lave les mains et, en partant, il éteint la lumière. Clac !
Si je ne suis pas directement dans le noir, je sais qu’il va me falloir changer mes habitudes. Je ne vais pas pouvoir sortir comme usuellement en appuyant sur le bouton tout en fermant la porte, geste simultané d’une grande élégance que j’ai mis quelques années à réussir parfaitement et qui fait ma fierté même les jours de grand doute existentiel et professionnel.
C’est étrange mais cela m’angoisse. Un peu. Pas à en suer mais ...
Le reste de la journée, je suis d’une humeur terrible et je refuse vivement la gâterie qu’Anita me propose pour me calmer les nerfs :
Ah ! Me fais pas chier avec tes pipes à deux balles !
Ses grands yeux se mouillent et je sais que je suis allé trop loin.
Pour m’excuser, je rentre du déjeuner avec un gros bouquet de très belles fleurs. Sarcastique (car bléssée ?) elle me dit :
Hum ! Il faut vraiment que vous m’engueuliez pour que j’ai le droit aux fleurs !!!
Je te demande pardon. Je suis désolé mais ...
Et je m’arrête là parce que je me vois mal lui dévoiler mes angoisses de cabine même si nous sommes très proches et épisodiquement imbriqués.
A seize heures trente sept, sous le falacieux prétexte d’un entretien urgent, elle vient me chercher et, effectivement, après, je suis plus détendu. Mais pas entièrement rasséréné.
C’est donc vaguement angoissé que j’aborde cette nouvelle journée, tendu, et à dix heures quarante et une, je suis derrière la porte, mais habillé et je serre les fesses. Je me contiens tant bien que mal en attendant l’intrus, prêt à le frapper, s’il le faut.
Ponctuelle, la porte s’ouvre à quarante deux. Dézippage, pipi, rezippage ... Je tire la chasse comme si j’avais fini et je fonce, tel un pantin sortant de sa boîte, comme un dragon de sa tannière, comme un gerfaut hors du charnier natal ("fatigué de porter sa misère hautaine" JM de Herredia).
Anita ?!!
Mon assistante est là et dans ses mains je vois un zip en jean à grosses mailles et une poire en caoutchouc orange écrasée d’être vide.
C’est toi ?!!
La pauvresse pleure de peur comme de dépit de s’être fait prendre. Le rimmel coule noir de ses grands beaux yeux verts. Magnanime, d’un revers de doigts j’essuie les torrents de boue noire et lui tend une serviette papier pour qu’elle puisse se moucher ou se sécher.
Mais ... Pourquoi ???
Pour ne pas faire de scandale ou même provoquer de questions aux réponses embarrassantes, forcément, je prends Anita par l’épaule et, prétextant un rendez-vous extérieur sans durée prédéfinie, je l’emmène boire un thé à la terrasse de la brasserie où j’ai des habitudes. Bruno, le serveur, restera très discret.
Ben oui mais c’est de votre faute, aussi !
Quoi ?!!
Le soleil resplendit dans les cheveux d’Anita. Le vent, léger fait voler les volants (tiens, comme c’est bien fait !) de sa jolie robe jaune à fleurs de plusieurs tons de rouge et laisse, coquin, entrevoir ses genoux magnifiques. Ses lèvres sont "rouge baiser" et elle porte des boucles assorties aux oreilles. Ses yeux rougis ressemblent néanmoins à la campagne d’Auvergne sous un printemps joyeux.
Oui, je déteste quand vous vous isolez là dedans... sans moi !
Je ne sais quoi répondre .
C’est ... Euh ! La nature !
Et puis, je suis inquiète pour vous.
... ?
Vous êtes tellement strict et réglé, même là dessus, que je crains que vous ne deveniez psycho-rigide ce qui vous pousserait à vous passer de moi et de nos passades.
Mais !!!
Soudain, elle me prend la main et la caresse du pouce.
Et je vous aime. Je n’aime que vous !!!
Elle se penche par dessus les consommations, m’embrasse tendrement et c’est comme l’Amérique qui se découvre avec ses sources fraîches et sa nature intacte, continent sauvage qui appelle le domptage charnel.
A son baiser surprenant j’ajoute les miens, inouis.
Anita sourit.
C’est la première fois que l’on s’embrasse. D’habitude vous ...
Chut !
Nous passons l’après-midi main dans la main. Nous marchons dans les rues, nous regardons les vitrines et nous parlons de tout, même du travail.
Quand Anita ose le tutoiement, je bande frénétiquement et l’emmène chez moi.
La nuit est magique et nous la renversons nos deux corps déjà connus se livrant entièrement, différemment, sans retenue aucune, presque sans morale, dans le plaisir divin.
Le soleil est déjà haut quand je m’éveille près d’elle encore endormie. Délicatement, pour ne pas la troubler, je sors du lit. Mais elle ouvre un oeil, bouge lentement.
Où tu vas ?
Hum ! Hé bien ! Tu sais ... Il est dix heures et demi !