Je ne fais pas exprès de lire son journal. Elle l’a laissé là, ouvert, sur la table du petit déjeuner sur la terrasse, face à la mer. Je ne le remarque pas d’abord.
Je suis encore fatigué et mes yeux ne sont pas bien ouverts. Jamais avant le café. Une sorte de thermos éclatante m’attend. Je dévisse le bouchon et me sers un bon bol. Fait rare pour un hôtel, c’est bon. Puisque, après cela, j’y parviens, je regarde le large avec la plage devant. Des parasols fleurissent et quelques enfants s’égaillent tout près de l’eau, y trempent leurs pieds et s’éclaboussent en riant. Je ne les entends pas crier, la marée est basse, ils sont loin.
J’aime les bords mer. Rien n’est plus serein et vivant à la fois.
La côte normande est toute mon enfance. Mon frère et ma sœur font à mes côtés des châteaux de sable bien plus beaux que les miens. Puis nous jouons au ballon à la frontière des vagues. Dès qu’il fait un peu chaud, nous pouvons nous baigner. Pour déjeuner on rentre dans cette petite maison qu’une lointaine tante nous loue pour deux semaines chaque année. On mange des tomates et du concombre frais, des moules et du poisson. Et, quand mon père nous rejoint, des plateaux de fruits de mer surmontés d’un tourteau menaçant. Il y a aussi les frites du restaurant d’en face qui arrivent dans un cornet en papier journal, des frites énormes et sublimes. Après le repas on retourne à la plage, en faisant attention à la digestion et au soleil. Il ne faut pas qu’il soit à son zénith méchant. Maman nous étale de la crème grasse et blanche qui sent comme une grand-mère, papa essaie de faire planer un cerf-volant rouge et bleu.
- Cours, cours pour qu’il décolle ...
Et j’ai beau courir, il n’y a pas assez de vent. L’engin reste en l’air quelques secondes à peine et s’écrase le nez dans le sable. Inexorablement.
Quand le soleil se couche à l’horizon, quand l’air devient orange et outremer, nous dînons tous ensemble puis marchons le long des boutiques du front de mer. Un samedi, nous allons au cinéma, pour un nouveau Walt Disney qui vient juste de sortir. Ma sœur s’endort dans le fauteuil et papa la porte sur son dos pour rentrer.
Les vacances à la mer c’est quinze jours comme cela, quinze jours de bonheur, malgré tout.
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J’entends de l’eau couler. Mylène doit prendre une douche.
Je n’aime pas son prénom et pour ce que j’en connais, jusque là, c’est tout ce que je n’aime pas chez elle.
Il n’y a plus de café. J’appelle le room service. Un nouveau pot fumant arrive presque de suite. Bonheur et privilège des palaces hors de prix.
Un souffle de vent tiède fait voleter deux feuilles du carnet sur la table. C’est ce qui attire mon attention.
Je comprends vite que c’est un journal. Le journal de Mylène.
Elle s’est levée avant moi. Je n’ai rien senti.
Elle s’est assise, je présume sur la chaise juste en face. Elle a commandé un plateau pour nous deux, à peut-être regardé aussi les enfants et la plage et les parasols et la mer et les bateaux dessus. Elle a écrit en buvant son café. Je vois une auréole brune sur une page remplie de petits caractères bien arqués. C’est la beauté de cette écriture, ronde avec des envolées comme lyriques, qui me charme. C’est pour les lettres, seulement les lettres, les regarder de plus près, en admirer le dessin, que du doigt, très légèrement, le plus possible, je tire à moi le carnet, un peu, juste un peu. J’adore les écritures et j’aime beaucoup celle-là et je me dis que, vraiment, elle ressemble à Mylène. Quel affreux prénom, quelle belle femme qui écrit si bien.
Immédiatement, les mots « type », « pas mal », « nuit » et « rêve » me sautent dessus. Je ne sais pas pourquoi ceux-là, plus que les autres. Et je me sens fautif d’un coup d’avoir compris quelque chose. Je sais qu’on ne lit pas sans risque ce qu’écrivent les autres, qu’ils soient proches plus encore qu’inconnus.
Je me fais la sensation d’être un cambrioleur et j’ai honte. Je repousse le truc.
Je bois une nouvelle gorgée de ce café étonnant en remarquant au loin qu’un cerf-volant s’élève, hésite, fonce vers le sol, fait une sorte de vrille, hésite, remonte au ciel et se stabilise, enfin. Je ferme les yeux. Le soleil, gentiment, me chauffe la peau. Je suis bien !
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Mais, toutes les conditions sont présente pour que je pense à : « type » « pas mal », « nuit » « rêve ». Quel est leur sens ? Pourquoi sont-ils là ? Que veulent-ils dire ?
En quelques mots seulement, en une ligne ou deux, peut-être trois, je reconstruis l’histoire.
Je raconte sans savoir...
« J’ai rencontré une type pas mal hier soir qui m’a fait passer une nuit de rêve », version optimiste qui me fait sourire.
Ou bien « Je savais pas où dormir. Y’avait un type. Une gueule pas mal, mais pas de quoi passer une nuit de rêve », version moins agréable.
J’échafaude bien d’autres possibilités encore, jusqu’au pire :
« Sale type, j’ai pas joui, il m’a fait mal. Sale nuit. Recommencer ? Même pas en rêve ! » qui n’explique pas du tout qu’elle soit encore à moins de deux cents kilomètres de cette chambre où elle aurait tant souffert.
Et, à ce moment là, pris d’un doute horrible qui m’enserre les sens, je sais qu’il faut que je découvre ce que Mylène pense de moi, ce qu’elle a écrit sur moi, si c’est bien de moi dont il est question. Mais qui d’autre ? De quoi ?
Passant outre les pudeurs précédentes, d’un coup, je m’empare du cahier, non sans me retourner pour vérifier qu’elle n’épie pas derrière.
Si elle arrive sur ces entrefaites, je n’aurais qu’à lui dire que je ne savais pas ce que c’était et qu’elle n’avait qu’à pas laisser traîner ses sales affaires à porter de ma main. Sur quel ton ? Selon ce qu’elle dira ... de l’excuse à l’agressivité. Et si elle se rebiffe, si le tout est mauvais, je lui intime l’ordre de prendre clics et clacs et de se barrer avant que... que quoi, d’ailleurs ? Qu’est-ce donc que je ferai ? Que puis-je faire ? Crier, hurler, frapper ? Beurk !
Avant que rien du tout !
Qu’elle s’en aille, c’est tout, je ne veux plus la voir. Jamais ! Ni évoquer son nom. Ni ranger son image dans la belle collection des visages des aimées.
Allez ! Je lis ! J’ai honte mais je lis.
« Ah, Journal !
Je m’éveille à peine au bord de la mer. Il n’y a encore personne sur la plage (donc, elle s’est levée tôt) et j’ai l’impression que tout le paysage est à moi, que la terre m’appartient (fichtre, elle écrit bien). Cela faisait longtemps qu’une telle plénitude ne m’avait envahie. Il y a longtemps que je n’ai pas été aussi heureuse (ah !). »
Je tourne la page.
« J’ai rencontré ce type hier soir, assez tôt. Un type plutôt pas mal, enfin, c’est ce que j’ai pensé en premier lieu. (Ah ! Ah !). Mais il est mieux que ça (hum !). J’ai passé une nuit de rêve (Oh ! Ouiii !). Tendre, charmant, doux et très fort à la fois. (Oui ! Oui ! Oui ! Oui !). Tout le contraire de Laurent ( ???). Je t’en dirai plus bientôt parce que j’ai demandé du café et que je vais le boire et que je vais prendre un bain, je crois, juste après.
Ne m’en veux pas, Journal, je vais te laisser bien en vue. Il faut qu’il lise ces pages, parce que je n’arriverai pas à lui dire en face ce que je viens d’écrire (dommage !) mais j’aimerais si fort qu’il sache.
ET s’il te lit, et s’il comprend, et s’il est l’homme de la situation, ce que je crois (hum !), j’aimerais aussi qu’il vienne me rejoindre dans la salle de bain où je sais être trop loin déjà de lui. »
A ces mots, je ne me sens plus de joie, j’ouvre bien large mes mains et laisse tomber ma proie. Je cours la rejoindre en pensant que je viens de trouver, ramage et plumage, le phénix des hôtes de ces bois.
Mylène, quel sale prénom mais ...