Ma vie est une succession de petits plaisirs, et dans ce sens j’admets avoir un côté épicurien (cela dit j’ai également certains plaisirs bien plus complexe, voir d’autres bassement matériels, qui provoqueraient l’indignation assurée de ces philosophes de la simplicité, mais passons.), et j’aimerai juste vous en parler d’un...
Voyez-vous, j’aime bien me lever tôt, quand il fait encore noir. Partir en direction de la faculté par des chemins détournés, alors que la ville entière dort d’un sommeil confiant. Je marche jusqu’au vieux Tours, éclairé par la lumière jaune et tamisée des lanternes suspendues aux façades des maisons à colombages. Seul, foulant de mes pieds les pavés usés par les âges, j’aime à me perdre dans ces ruelles et croire que je suis seul dans cette ville. Les maisons prennent alors une dimension différente, l’imagination se met à bouillonner. Les vieilles pierres deviennent vivantes, les orbites vides des statues de bois ornant les maisons s’illuminent d’une lueur fantasmagorique, les bruits du passé résonnent à nouveau, tout autour de moi. J’entends le martèlement fracassant des armuriers, ceux qui oeuvraient non loin de la place du grand marché, j’entends les cris des marchands, les sabots des chevaux. Au détour d’une ruelle je sens les émanations putrides des ateliers de tanneries et des abattoirs, je croise un groupe de Huguenots complotant la prise de la ville, et non loin de là un cortège de chanoines se dirigeant vers st Martin. Je continue ma route vers des quartiers plus fréquentables, passe devant les grands hôtels particuliers des financiers du roi, splendides, où la vie reprend peu à peu avec le levé du jour. Les ouvriers de Jacques de Beaunes sont déjà au travail, l’on dit que le grand trésorier voudrait offrir une nouvelle fontaine à la ville, une sacrée entreprise. Un groupe de marchand transporte des étoffes luxueuses depuis les soieries jusqu’au sud de la ville, quelques anciens des guerres d’Italie surveillent d’un œil amer les voyageurs étrangers pénétrer par la grande porte nord... Et puis, soudainement, tout s’efface. Je croise quelqu’un, je veux dire quelqu’un de vivant, j’arrive devant les bâtiments modernes de la faculté, je suis à nouveau au vingt et unième siècle...
Finalement ce professeur avait raison...
...les historiens vivent entourés de morts.