— Entrez M. Casadas. Je vous prie de m’excuser, je suis à vous dans quelques minutes. Un dossier urgent à régler avec ma secrétaire...
D’un pas rapide, le professeur Thibault passe dans la pièce attenante où des doigts agiles maltraitent le clavier d’un ordinateur. Alexandre songe à Miguel, son père, qu’il a abandonné dans la salle d’attente, devant une pile de revues fatiguées, le temps de s’entretenir avec le praticien. Ses doigts tapotent nerveusement le bois ciré du bureau devant lequel il a pris place.
Le professeur Thibault est un homme de haute taille, aux yeux vifs derrière de fines lunettes à monture dorée. Il prend le temps de croiser ses longues jambes, triture le capuchon de son stylo avant de lever son regard bleu vers son interlocuteur :
— Comme vous le savez, M. Casadas, nous avons pratiqué ce matin tous les examens que nécessitait l’état de santé de votre père... Je pense qu’en l’état actuel des choses, mentir serait trahir. Aussi, vais-je être franc avec vous et aller droit au but. Depuis la dernière visite, l’état de votre père s’est sensiblement dégradé. Son insuffisance cardiaque a atteint un point de non-retour et l’effet des traitements est quasi nul. Seule une greffe pourrait éventuellement enrayer le processus. Mais vu son âge et son état de faiblesse, il ne saurait être question de la tenter.
— Si je comprends bien, le pronostic vital est engagé !
— Je ne puis hélas que vous conforter dans cette idée !
— Combien de temps cela nous laisse t-il ?
— Difficile à dire ! Disons quelques mois, un an tout au plus ! Ce que je puis vous assurer, c’est que sa fin sera douce... Essayez d’entourer au mieux ses derniers jours. Je suis désolé, mais je vous devais la vérité.
Alexandre se retrouve dans le couloir désert. Il est seul, seul avec cette vérité qui l’obsède. Il a froid. Il a mal. Il retrouve son père qui feuillette négligemment les pages cornées d’un magazine défraîchi. Alexandre se sent fouillé par le regard clair qui se lève vers lui. A cinquante-quatre ans, il demeure un petit garçon devant ce père frêle et amaigri et pourtant si droit :
— Alors petit, que t’a dit le toubib ?
— Eh bien ! ... Il m’a dit qu’il fallait que tu te soignes. Enfin... Que tu te soignes un peu plus sérieusement que tu ne l’as fait jusqu’à aujourd’hui...
—Arrête tes histoires, mon fils ! Tu crois que je n’ai pas compris ! A quatre-vingt-six ans, tu ne penses pas me faire avaler des sornettes et me trahir en me mentant comme les autres ! Je te le répète : combien de temps ?
— Combien de temps pour quoi ?
— Ne joue pas celui qui ne veut rien entendre. J’ai droit à la vérité, toute la vérité. C’est tout de même moi qui vais passer l’arme à gauche ! non ? Je te demande combien de temps il me reste à vivre ! C’est tout ! Tu sais, de toute façon, je suis en sursis depuis si longtemps ! Alors quelques jours de plus ou de moins ! ...
— Quelques mois, un an peut-être...
— Voilà qui est bien. Ces paroles sont exactement celles que tu me devais. Je vais maintenant pouvoir me préparer à faire le grand saut. Dans ce but, je voudrais te demander ton aide pour une dernière affaire qui me tient à cœur ! A cœur, c’est bien le cas de le dire ! ... Le mois prochain, tu seras en vacances. Je voudrais que tu me ramènes en Espagne, en Aragon, que je revois enfin le village où je suis né et où j’ai grandi. Depuis 1938, ça fait un sacré bail... Quand j’aurai achevé ma provision de souvenirs, alors je pourrai m’en aller...
La nuit de juin a installé ses étoiles d’un bout à l’autre de la vallée. La brise qui s’est levée au coucher du soleil accroche sa chanson au pignon de la grange. Dans la senteur poivrée des herbes sèches, Alexandre et Claire s’en vont sur le chemin, main dans la main. Ce soir, il y a entre eux une obscurité plus dense, porteuse de souffrance sourde et de regrets esquissés.
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C’est Claire qui rompt le silence la première :
— Alors tu vas partir ?
— Oui !
— Je suppose que rien ne pourra te faire changer d’avis ?
— Non rien !
— Et moi, qu’est-ce que je deviens ?
— Tu ne deviens rien. Tu te contentes d’être toi et c’est déjà tellement ! Tu demeures ma pierre de vie, ma lueur d’espoir, mon point d’ancrage. J’ai besoin que tu restes ici, dans notre maison, que tu penses très fort à moi, que tu me transmettes ta force ! Je vais en avoir tellement besoin !
— J’avais tant espéré de ce premier été avec toi ! ... Si je me retrouve seule, j’ai peur de ne pas t’être d’un grand secours...
— Ne dis pas ça ! Tu sais que je crois intensément aux forces de l’esprit et la distance et le temps ne sont pour rien là dedans ! Je n’aime pas les promesses inutiles, tu me connais assez à présent pour le savoir. Pourtant je vais t’en faire une : Tu connais ces migrateurs qui nous font des infidélités le temps d’une saison ? Et bien ils finissent toujours par revenir... Alors, considère que je suis un de ces oiseaux du vent... J’ai une mission sacrée à accomplir : glisser un peu de soleil dans les derniers jours de mon père. Mais moi, ma migration, je la ferai à l’envers. A l’automne, ma tâche accomplie, tu me verras revenir...
A la sortie du tunnel de Bielsa, étroit et mal éclairé, un soleil de feu accueille les visiteurs aux portes de l’Espagne. La route qui conduit à Huesca puis à Saragosse est déserte. Malgré la joie qui l’a étreint en retrouvant les panoramas de son Aragon natal, Miguel s’est assoupi, le front barré d’une ride profonde. Plus tard, se dessinent au loin les contreforts calcaires de la Sierra de Gudar. Alexandre décide d’une courte pause à l’ombre claire d’un pin parasol. A peine descendu de voiture, Miguel s’est mis à trembler. Au-dessus de lui, dans la brume de chaleur, la sierra déploie ses escarpements arides ; quelques cigales grésillent éperdument et des parfums puissants de résine, de garrigue, de roches calcinées prennent à la gorge.
— Tu devrais manger quelque chose et boire un peu... Cela te ferait du bien ! ...
—Un peu d’eau si tu veux mais rien d’autre. Ce soir, on verra... Il nous reste beaucoup de route ?
— Très peu. Une vingtaine de kilomètres à peine. A la sortie d’Aliaga, il faut prendre un chemin à gauche et faire cinq cents mètres à peu prés avant d’arriver au gîte que j’ai loué. A partir de maintenant, c’est toi qui va me guider car tu en sais plus que moi...
Miguel a un geste vague qui semble vouloir dire :
— Tout ça c’est si loin ! ...
Le gîte est une ancienne bergerie que son propriétaire a grossièrement restaurée. Une cuisine voûtée et une chambre passée à la chaux, une salle de bain sommairement bricolée dans un réduit... Rien d’extraordinaire, mais ce n’est pas le luxe que les deux hommes sont venus chercher ici ! Un antique mûrier ombrage la courette qui s’étend devant la bâtisse, avec une table et deux chaises rustiques. Sur le coteau d’en face, s’étagent des vergers d’amandiers et d’oliviers. En arrière, une canãda aux pierres roulantes franchit le rio Guadalope sur un pont en dos d’âne avant de dérouler ses lacets serrés à l’assaut de la montagne...
Appuyé d’un côté sur son bâton de cornouiller et de l’autre sur le bras de son fils, le vieil homme avance à pas comptés. Une respiration sifflante s’échappe de sa poitrine étroite. Chaque jour ou presque, profitant de l’été installé et de la relative fraîcheur des matins, les deux hommes sont partis à la découverte pour l’un, à la course au temps pour l’autre. Malgré les réticences d’Alexandre qui ne pouvait que constater les difficultés accrues que rencontrait son père, Miguel avait insisté :
— Crois-tu que j’ai du temps à perdre, petit ?
Devant cette évidence brutale, Alexandre avait rendu les armes. En soupirant, il garnissait une musette de toile d’une bouteille de vin frais et d’une frugale collation de pain, d’amandes, d’olives, de tomates et de fromage de brebis, puis tous deux s’en allaient vers Aliaga, vers le champ aux oliviers, vers les berges du rio... Et là, contrairement à son habitude, Miguel se laissait aller à des confidences, à des souvenirs enfouis qu’il n’avait jamais évoqués devant son fils. Par simple pudeur, conscient de la douleur toujours poignante que cachait ce mutisme, ce dernier n’avait jamais tenté de lui forcer la main. Mais aujourd’hui le barrage cédait...
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Une de leurs premières visites avait été pour le petit cimetière d’Aliaga, aux croix inclinées et aux ifs centenaires... Sans hésiter, Miguel s’était dirigé vers la tombe familiale avec sa plaque ternie aux noms à demi effacés. Les deux hommes s’étaient recueillis en silence puis le vieux s’était agenouillé pour caresser d’une main tremblante la dalle envahie par les herbes folles... D’une voix qui semblait venir d’ailleurs, il s’était adressé à son fils :
— Tu vois, petit ! Il y a là trois noms gravés. Les deux premiers sont ceux de mes grands-parents maternels et le dernier est celui de ma mère, ta grand-mère que bien sûr tu n’as pas connue... Elle est morte peu après ta naissance, en 1952, ainsi que me l’a fait savoir un de ses voisins qui savait un peu écrire et à qui j’avais envoyé mon adresse en France... On l’a retrouvée sur son lit, deux ou trois jours après son décès. Elle était partie toute seule, probablement sans se plaindre, fière et droite comme toutes les femmes d’Aragon. Quand je pense à la vie qu’elle a menée ! : une existence de misère, toujours à s’échiner sur la terre des autres ; Et comme si la coupe n’était pas déjà assez pleine, mon père disparu en 1937 durant la bataille de Belchite, sans doute enseveli dans l’anonymat de quelque fosse commune et moi, son fils unique, enfui un matin de 1938 pour ne plus jamais la revoir... Que maudite soit la guerre ! ...
Il s’interrompit pour se moucher sans remarquer la soudaine pâleur de son fils à côté de lui.
Ce matin, la canãda les menait vers la sierra éclatante de blancheur sous un ciel de porcelaine bleue où flottaient de fins nuages de lait. Alexandre n’en finissait pas de se demander combien de temps son père allait pouvoir résister ainsi et où leurs pas les conduisaient, sur cette pierraille inhospitalière qui s’effritait sous les semelles, sur ce chemin aux versants crayeux, raviné par les torrents des orages, qui semblait ne mener nulle part. Mais Miguel, lui, savait très bien où il allait. Bientôt, ils atteignirent un replat couvert d’une herbe rase sous un énorme rocher en forme de tête de chien. Un pin tordu, aux branches noueuses, crispait ses racines dans la falaise. Miguel sourit :
—Tu vois, celui là me ressemble. Il fait tout ce qu’il peut pour résister et un jour, pourtant, la bourrasque aura raison de ses efforts... Allez ne sois pas triste, fils, ! ajouta t-il en voyant le visage chagriné d’Alexandre, il n’est rien ici bas qui ne se quitte un jour et nous avons mieux à faire que de nous attrister ! Regarde plutôt là-bas cette minuscule maison au toit rouge, tout au bord du rio ! Et bien c’est là que je suis né et que j’ai vécu ma première jeunesse...
Alexandre sut que les confidences allaient reprendre et qu’il ne devait surtout pas en laisser perdre une miette. Il s’assit dans l’herbe d’où toute rosée avait déjà disparu et appuya son dos contre le tronc du pin. Son regard plongea vers la vallée qui s’épanouissait au soleil du matin alors que le vieux reprenait le fil de son histoire :
Ainsi que je te l’ai déjà dit, nous étions plus pauvres que pauvres. Nous ne possédions que cette petite maison bien délabrée et un modeste jardin au bord de la rivière. Avant que ne soit décrété le partage des terres juste avant la guerre, il y avait deux catégories de personnes en Aragon : les riches propriétaires et les ouvriers agricoles. Aux premiers, la fortune, les loisirs, les belles demeures et aux autres la terre aride douze heures par jour, les salaires de misère et la faim parfois... Il est aisé de comprendre que certains aient voulu changer tout cela pour qu’il en aille autrement ! ... Pour quelques piécettes par jour, mes parents travaillaient dur, d’un bout de l’année à l’autre, dans les plantations de Don Munoz, le plus gros propriétaire terrien de toute la vallée. Et encore étaient-ils bien aises d’avoir du travail en songeant aux miséreux qui arpentaient les routes en tendant la main ! ...
Les dimanches après-midi et les jours de fêtes chômées, ils besognaient dur dans le jardin au bord de la rivière, même s’ils devaient prendre garde au padre qui aurait été bien capable de les dénoncer comme de mauvais chrétiens ! ... Ah, ce jardin ! Il me semble le revoir. Oh, il n’était pas grand, ça non ! Mais à l’ombre des peupliers, le long de la rivière, la terre était grasse et les tomates, courgettes, pastèques ou melons se trouvaient là bien à l’aise... Les bonnes années, mon père en portait toujours quelques paniers au marché. Il ramenait quelques pesetas qui rejoignaient leurs semblables dans la boîte en fer sur le vieux buffet... Jusqu’à mon départ, je te prie de croire que j’en ai versé de la sueur dans ce jardin... Mais heureusement, celle-ci n’était pas destinée à remplir un peu plus les poches des nantis !
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Miguel marqua une pause qui ramena un sourire triste sur son visage émacié. Il sortit son mouchoir à carreaux pour s’éponger le front et reprit :
Mais surtout, derrière les deux rangs de maïs, je retrouvais Maria. Elle était la fille de nos plus proches voisins. Nous étions du même âge et je ne me souviens pas d’avoir partagé mes jeux d’enfant avec quelqu’un d’autre qu’elle... Cachés dans une niche ménagée dans les roseaux de la rive, sauvageons tapis dans l’ombre verte, nous passions de longues heures à jouer avec trois fois rien, à bavarder interminablement et à échafauder des rêves impossibles... Nous avons grandi là comme de jeunes pousses vigoureuses, malgré la dureté des temps. Quoi de plus naturel que nos relations aient évolué au fil des années qui passaient ! .... Maria était devenue très belle. Je ne me lassais pas de sa taille souple, de ses yeux noirs, de ses cheveux de jais, de ses mains brunes que je prenais parfois entre les miennes. C’était bien là le seul geste qu’elle m’autorisait, car à cette époque, on ne jouait pas avec les filles ! ... Sans avoir jamais prononcé le moindre serment, nous nous savions promis l’un à l’autre... Pour plus tard, quand les hommes auraient fini de s’entretuer sur cette terre d’Espagne, quand les pauvres tels que nous auraient enfin une place au soleil, quand les églises encore debout cesseraient d’accueillir des femmes éplorées et des enfants en pleurs pour retentir de nouveau de chants d’amour... Doux rêveurs ! Pauvres fous que nous étions ! La guerre était sur nous et comme tant d’autres, elle allait nous broyer... Au début de 38, les soldats de la République qui avaient pris Teruel à la fin de l’année précédente, ont commencé à reculer, submergés par la puissance de feu des franquistes. Dés la mi-février, chacun a compris ici que la ville était perdue et qu’il fallait s’attendre à de terribles représailles de la part des vainqueurs, surtout dans les villages où les habitants avaient pactisé avec les miliciens, ce qui était le cas d’Aliaga. Pour éviter d’être exécuté sans jugement ou enrôlé de force dans les légions franquistes, j’ai donc décidé de rejoindre les armées de la République. A peine le temps de rassembler quelques affaires, d’embrasser ma mère et de courir vers la sierra que, déjà, les premiers camions entraient dans le village. J’ai emprunté exactement le même chemin qu’aujourd’hui... Je me suis arrêté précisément là nous sommes pour un dernier regard à ma terre natale avant de rejoindre les groupes de miliciens épars sur le plateau. Ce que j’ignorais en cet instant, c’est que mon absence allait durer plus de soixante ans et que je ne reverrais jamais ni ma mère ni celle qui fut mon premier amour.
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— Sais-tu ce qu’elle est devenue ?
— Oui et non ! Sur la lettre qui m’annonçait le décès de ma mère, Agustin, le voisin, m’indiquait aussi comment Maria, convaincue d’aide aux miliciens, avait été poussée à coups de crosse avec d’autres malheureux, vers un camion bâché qui avait aussitôt démarré pour une destination inconnue. Au village, personne n’a jamais su quel avait été son sort. Tu es seulement la deuxième personne après ta mère à qui j’en parle... Pendant des années, j’ai refoulé ces images. La souffrance était trop vive et il valait mieux faire semblant d’oublier. Mais aujourd’hui, je ne vais pas tarder à les rejoindre ! Alors autant que tu saches enfin la vérité et que tu puisses un jour témoigner de ce que nous avons enduré ici bas !
Et ensuite ?
Ensuite, tout est allé très vite. Le groupe que j’avais rejoint sur la sierra a été intégré à d’autres groupes ; au coude à coude, nous avons participé à la bataille de l’Ebre, je devrais dire à la boucherie de l’Ebre..
Le vieil homme ferma un instant les yeux comme pour mieux revoir les trous d’hommes creusés parfois à main nue sur les berges du fleuve, tenus par les Républicains armés de leur seul courage, le grondement des avions défilant en rangs serrés, l’éclatement soudain des bombes, la terre éventrée, les corps mutilés, les cris, les râles...
En trois jours, le front cédait, livrant toute la Catalogne aux nationalistes, malgré d’âpres combats d’arrière-garde sur le Llobregat... Les hordes franquistes à nos trousses, nous nous sommes retrouvés aux portes de Barcelone où régnait une pagaille indescriptible. Finalement, devant les nouvelles désastreuses en provenance de la zone des combats et la certitude qu’aucun navire de secours ne pourrait entrer dans le port en flammes, c’est un véritable troupeau humain qui a pris la route de la France. Soldats débandés, vieillards hâves, femmes affolées, enfants en larmes... chargés de baluchons, de paniers, de valises qui entravaient leur marche... Cette route sans fin qui grimpait là-haut vers le Perthus, nous l’avons gravie comme un chemin de croix, les uns portant les autres... Beaucoup sont tombés en route, vaincus par la fatigue, la faim, le froid glacial... On poussait les corps sur les bas côtés et le troupeau reprenait son piétinement sous les flocons qui tombaient dru... Je n’ai jamais su comment, épuisé que j’étais par plus d’un mois de rudes combats, de jeûnes, de retraites à marches forcées, j’avais réussi à parvenir jusqu’aux baraques du col... Point d’orgue à notre calvaire, il a fallu y affronter les gendarmes français qui avaient ouvert la frontière au dernier moment et qui, débordés par ce torrent humain qui déferlait, frappaient sans discernement pour tenter de ramener le calme... Ce cauchemar, je l’ai vécu dans un état de semi-inconscience... Je crois me souvenir qu’à un moment, on m’a demandé de choisir... A droite : l’Espagne et Franco, à gauche : l’exil... Je revois un bol de soupe louche où flottaient quelques rutabagas, un morceau de pain rassis, l’arrière d’un camion et enfin un châlit avec une mince couverture... Puis une nuit lourde peuplée de mauvais rêves... J’étais devenu un paria et un des milliers d’internés du camp d’Argelès, qui mériterait cent fois son nom de « camp de la honte » tant les conditions de vie y étaient abominables : hébergement inexistant puisque, en plein hiver, de nombreux camarades dormaient enterrés dans le sable, nourriture insuffisance, épidémie de dysenterie qui causa la mort de très nombreux camarades... Mais donne-moi un peu à boire petit, j’ai la gorge sèche... et je dois te lasser avec mes vieilles histoires d’un autre temps...
— Non, ne crois pas ça ! Je veux tout savoir ! Continue !
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— Nous allons vite arriver au bout ! ... Au cœur de cette tragédie, j’ai eu une chance incroyable : celle d’être un des premiers recrutés pour les compagnies de travailleurs étrangers qui venaient d’être crées par les autorités françaises, échappant ainsi à l’enfer du camp. Je me suis retrouvé dans une ferme de Corrèze, chez un couple de vieux paysans qui m’ont accueilli comme le fils qu’ils n’avaient pas eu la chance d’avoir... La suite, tu la connais : A l’invasion de la zone libre en 1942, j’ai pris le maquis pour échapper aux Allemands. Jusqu’en août 44, nous avons mené des actions de harcèlement, de sabotage, puis de retardement après le 6 juin. Là aussi, j’ai côtoyé le danger, la souffrance, la trahison, la mort, parfois... J’ai eu la chance de passer entre les gouttes comme on dit et surtout de revoir fréquemment une jeune femme qui mettait à profit son temps libre pour enfourcher vaillamment sa bicyclette et servir d’agent de liaison entre les différents groupes disséminés sur le plateau corrézien. Elle se prénommait Léa, elle avait vingt-deux ans et occupait depuis peu un poste d’institutrice dans un village voisin... Avec la même patience dont elle usait au long des jours de classe, avec amour et persévérance, elle allait réussir à apprivoiser le rebelle que j’étais devenu, à panser mes plaies ouvertes, à me faire accepter l’éloignement de ma terre d’Espagne et de tous ceux qui m’étaient chers. Elle allait incruster dans sa terre corrézienne mes semelles de déraciné et notre histoire commune, elle allait devenir ta mère... Et surtout, surtout, elle parviendrait au fil des jours à extirper la haine de mon cœur. Tu vois, même à la mort de Franco en 1975, le brasier ne s’est pas réveillé car elle avait fini par installer en moi la certitude que celui qui ne vit que pour assouvir une vengeance ne vit jamais heureux...
Juillet passa, entre promenades et souvenirs... Mais jamais ils n’atteignirent l’intensité de ce matin d’été sur la sierra et Alexandre comprit que son père lui en avait transmis la part capitale, celle qui l’obsédait silencieusement depuis tant d’années...
Août s’installa dans une chaleur pesante. Miguel avait de plus en plus de difficultés à marcher et parfois même à respirer tant la canicule l’oppressait. Son fils le surprit ainsi à plusieurs reprises, les yeux dans le vague, le souffle suspendu et la main gauche sur la poitrine...
Une nuit, la touffeur moite était si pénible, qu’Alexandre, à bout de nerfs, finit par quitter sa couche pour sortir s’asseoir sous le mûrier. Une lune d’albâtre illuminait le jardin. Au bord du
rio, les grands peupliers bruissaient au vent de nuit qui venait de se lever alors que sur la sierra, l’orage montant tirait avec lui des nuages au ventre d’ardoise qui éteignaient peu à peu les étoiles. Alexandre respira avec délices l’air frais de la nuit. Il s’absorba un long moment dans le spectacle des flammes métalliques que les éclairs allumaient par intermittence sur les monts endormis. Il fut tiré de sa rêverie par les craquements du parquet et par l’écho assourdi de la voix paternelle. Miguel arpentait la chambre et semblait tenir discours à un interlocuteur invisible. Alexandre reconnut des mots en espagnol et parmi ceux-ci à deux reprises et fort distinctement : « No pasaran... No pasaran... » Ensuite le silence retomba...
Vaguement inquiet, il revint dans la chambre et comprit dans le même temps que son père venait de livrer son dernier combat. Un rayon de lune passant par la fenêtre ouverte révélait le visage apaisé où flottait encore une ébauche de sourire... Miguel tenait entre ses doigts crispés une feuille de carnet qu’il avait dû aller chercher dans la poche de sa veste et sur laquelle Alexandre, bouleversé, put lire ces lignes hésitantes : « Je ne saurai jamais assez te remercier pour ces derniers jours passés ensemble. Avant de te quitter, je vais une fois de plus te solliciter : là-bas, sous la terre rouge, à l’ombre de l’if, il y a encore une place, j’aimerais qu’elle me revienne... »