Nous sommes jeudi. Il est dix-huit heures cinquante-huit. Dans deux minutes, elle va sortir de la cuisine, avec son tablier à fleurs, ses gros bigoudis fluo, un torchon à la main droite, son haleine de chacal fou d’ail, et elle me dira :
" - C’est jeudi, j’ai fait le mouton avec ses flageolets, tu mets la table ! "
Depuis quelques années, la question s’est subrepticement mue en injonction, sans que je n’y prenne vraiment garde. Je me lève, je mets la table puis, je termine le dernier volume de la collection : « Comment rendre une femme amoureuse ? », un guide pratique qu’elle m’a offert en 1976, l’année de la sécheresse, pour nos noces de carton.
A dix-neuf heures quinze, elle reviendra dans le salon, avec le programme TV maculé de la graisse de la semaine (elle lit toujours Zéro télé en cuisinant). Elle dira :
« - Ce soir, c’est la finale de Questions pour un... Allume la télé ! ».
Quand on sera à table, elle parlera la bouche pleine, en bavant un peu de sauce, qu’elle essuiera avec de la mie de pain, et sa voix de crécelle couvrira les « Questions pour un... », posées posément par l’animateur à la mise en plis...
Pendant le repas, elle parlera du prix de la viande, du poisson qu’elle achètera demain, du voisin courageux (lui), qui a taillé les rosiers et repeint la porte du garage, du lavage de la voiture à faire mardi, de l’anniversaire de notre fils parti depuis longtemps vivre à Tombouctou. Elle pleurera.
Alors, viendra le quart d’heure des lamentations qui dure des heures...
Quand on sera couché, elle me demandera ce que je pense de son nouveau pyjama, acheté par cher, pour l’hiver. Puis, elle dira en se retournant : « - Eteinds, la lumière ! ». J’éteindrai la lumière. Puis, quelques minutes plus tard, elle ronflera tout son soul grâce à ce somnifère puissant qu’elle prend depuis qu’elle a vingt ans...
Je suis heureux.
Cette nuit, je n’ai pas dormi. Les vacances sont finies. Je suis tout excité de retourner au travail. La femme de ma vie partage mon bureau depuis 1977. Avec le temps, j’ai appris à la rendre amoureuse. Le matin, je l’embrasse dans le cou pendant qu’elle tape les factures. Le midi, je lui caresse les genoux, sous la nappe du restaurant, et le soir, après l’hôtel, avant de prendre le métro, on se caresse fougueusement en pensant à demain...
Demain, c’est vendredi.