Tu pars.
Qu’emmèneras-tu dans tes bagages nuages ?
De l’eau de pluie des grands hivers ?
De la rosée des matins clairs, des sourires, des cris d’enfants, des images arc-en-ciel ?
Tu pars.
Reste encore un peu.
Tiens-moi la main, comme ça.
Écoute le printemps chanter dehors, mésange bleue, rouge-gorge.
Regarde, le soleil éclabousser le blanc de ta chambre nue, doucement blanc bleu, léger. Tu t’en vas. As-tu assez vécu pour oublier de vivre ? As-tu assez parlé pour à présent te taire ? As-tu assez de tout ? As-tu choisi ton heure ? On dit que les gens tout comme les animaux sentent cela venir, qu’ils s’y préparent lentement sous la paupière fermée, le temps d’un soupir, le temps d’un rêve. Alors à quoi penses-tu ici et maintenant ? Que feras-tu là-bas ? Tu ne peux pas parler. Alors écoute, écoute encore un peu.
J’esquiverai la mort pour parler de la vie. Tu la connais si bien pour l’avoir tant aimée. Je poserai des mots, pour dire en solitaire des pourquoi sans comment. Je dresserai une table entre toi et le ciel pour calmer ta douleur et dissiper ta peur. Je parlerai de toi et de ceux que tu aimes, pour que tu n’oublies rien, pour que tu penses clair.
Devant moi cet album et ces photographies, papier jauni, printemps fleuri. Tu souris en image, innocent, conquérant, songeant à l’avenir, à rencontrer l’amour.
Le cheveu noir fier moutonnant au front de tes vingt ans. Là, c’est sous un oranger. J’aime bien la chemise blanche, le pantalon à pinces, le vernis des souliers. Et ce groupe d’amis. Marseille et son savon, les bêtises de Cambrai. Ton vélo qui t’a si bien porté. Parcourant les campagnes, tu cherchais du travail avec pour seul bagage tes idées, ton talent. Tu t’es fait un métier, et tu le faisais bien. Je te revois rentrer, fatigué mais heureux, sifflotant à la grille un air de nos aïeux. Tout ce que tu faisais semblait touché par la grâce, zèle et fidélité étaient des compagnons, la raison ton amie, l’amour ta passion. Tu en étais le chantre, et moi ton apprentie. Ton regard sur la vie m’a fait pousser des ailes.
Parlez-moi d’amour, redîtes-moi des choses tendres...
Sur des airs oubliés, je chanterai l’amour pour te dire que je t’aime, réveiller ton regard, te bercer un peu plus.
Votre beau discours, mon cœur n’est pas las de l’entendre
Comment te parlerais-je sans pleurer trouble, sans parler triste. Tu es l’homme de ma vie, mon amant précieux, ma maison, mon foyer. Et parlant de ton père, tu me disais souvent, un sourire dans la voix résigné, éphémère : - “Les vieux. A peine ont-ils vécu, un peu, les voilà face à la mort les vieux. Les pensées pleines de souvenir, et la peur de mourir, les vieux. Parfois, ils pensent au temps jadis, jacinthe et muguet, rose et bleuet, parfois, le cœur serré, ils pensent à ce que l’on n’oublie pas. La guerre, le manque, premiers émois. Un mariage en haut des marches devant les amis, le champagne qui pétille, les soucis, la tristesse de l’hiver. Ils ont vécu, les vieux. Ils ont connu l’amour, la tendresse et l’oubli. Ils en ont fait, les vieux des kilomètres à pied, en train ou auto. Ils ont peur les vieux, peur de la nuit, peur de la peur, peur de rien. Ils ont des yeux les vieux, ceux de l’expérience cernée, ceux de l’absence, yeux lourds de soucis, yeux gonflés d’ennuis, yeux qui pleurent, yeux qui rient, parfois encore un peu”.
A présent c’est à toi.
Te voilà mon amour dans un piteux état, une mauvaise passe, suspendu entre vie et trépas. Trop faible pour parler, trop triste pour prier. Et moi entre toi et l’autre, l’inconnu, le grand gouffre, le grand noir, le néant de l’absence. Si seulement je pouvais trouver les mots magiques, la formule qui guérit, je te dirais des choses rose tendre pour consoler ton âme, abréger ta souffrance. Et tu t’en vas, lentement. Combien de temps encore ? Combien de battements de cœurs, le front pâle, la bouche sèche, l’épaule maigre, les doigts figés. Comme cela, tu ressembles à un enfant. Dépendant, silencieux, presque mystérieux. Mais l’enfant, lui, la vie l’attend. Toi, elle te quitte, irrémédiablement. Pourquoi ? On se connaît à peine. Et le silence noir de cette chambre nue. Ce calme blanc trop lourd qui te conduit ailleurs. Attends encore un peu. La mort est peut-être un jeu. Jacques a dit réveille-toi, redeviens celui que tu as été, celui de ton enfance. Redeviens. Pense à tous ces petits poissons que nous avons pêchés. Moulinet, brochet, épuisette, canif, saucisson, roseau, eau fraîche. Souviens-toi de nos heures tardives, jeux de cartes et discutailles sans souci. Tu prenais le bois pour le coucher dans l’âtre. Ce feu de mes trente ans crépite à mon oreille. Ne pars pas encore, nous avons tout le temps. Ouvre tes yeux, je t’en prie. Ouvre les yeux. Regarde-moi, profond. Sens la vie. Tu sens la vie ? Respire, c’est ça, soupire, c’est ça. Tiens-moi la main. Oui. Comme autrefois. Tiens-la bien, comme quand tu m’apprenais le tango. Ecoute, tu dois vivre, ouvre les yeux, tu dois ouvrir les yeux. C’est ça. Tu ne sais que dire, et tu ne le peux pas, mais tes petits yeux brouillard parlent si bien pour toi. Non, tu ne vas pas mourir. Ecoute. Ecoute le chant du rouge-gorge. Regarde-le, il est là à quelques pas de toi. Tu remues les doigts, c’est bien. Regarde ce rouge, c’est un beau rouge, un peu oranger, comme le sang qui coule dans tes veines. Regarde le sang. Tu vois la veine là ? La vie tape, la vie passe et toi tu es là près de moi. Regarde la branche dehors, celle-là oui. L’amandier en fleur rose, blanche, pleine et généreuse. Je t’en cueillerai un brin. Le pétale blanc et la transparence sous le soleil réveilleront tes sourires. Et le bois tendu comme une grosse tête bien lourde. Et les veines du bois où sourdent le flux, la vie, trop lente, trop courte. Regarde l’arbre. Gros tronc, tronc gros pour son âge. L’arbre folâtre de nos jeunes années. Le tronc, l’écorce, les fêtes aux lampions, les jupes légères, le vin frais, la musique ritournelle. Regarde cet arbre. Te souviens-tu ? Les après-midi solitaires à sucer le brin d’herbe, casquette sur le nez, des questions plein la tête. Des après-midi soleil, heure de la sieste, coquelicot fané. Champ de fleur, été approchant, sourire aux lèvres, nappe pique-nique, bouteille vide, corsage entreouvert. Sans toi je ne peux vivre.
Et tu t’endors, les paupières lourdes et fatiguées. N’attends pas. Après tout, ce sommeil, tu le mérites. Et tu soupires. Soupire, respire. Pars au pays des rêves, là où les nuits sont plus douces et où le vent n’a pas besoin de souffler. Pars pour un instant encore, endors tes yeux et ton cœur. Tu dors. Et tes paupières couchées sont comme une tente, un abri, un store demi-jour sur tes rêves. Miroir de ton âme alanguie, persiennes de ton esprit. Je veux revoir ce regard franc sans faille, ce bleu limpide direct iris, cornée, cerveau. Je veux revoir le battement de cils, l’œil ouvert, instant magique, la mer et le sable réunis en un regard parasol.
Le temps s’est arrêté.