- Oh Madone, comme le ciel est clair !
Charlot venait d’ouvrir les yeux dans le petit matin frileux qu’une gorgée de boisson couleur vermeil allait bientôt réchauffer un peu.
Charlot la débrouille ou Charlot le rigolo s’éveillait sur son banc devant la cathédrale, des rêves plein le cœur et l’humeur vagabonde. Jamais on n’avait vu clochard si heureux de son sort et pourtant aujourd’hui Charlot allait être obligé de se mettre au vert, car l’inauguration de l’exposition allait les chasser, lui et ses compagnons, de la place où ils avaient l’habitude de passer la journée.
Jojo s’approcha de lui sans bruit :
- Hé Charlie tu dors ?
- Ben oui Jojo, tu sais bien que je dors les yeux ouverts.
- Bon…ben, j’reviendrai dans un moment quand tu s’ras réveillé.
- Fais donc ça Jojo, fais donc ça….
Charlot sourit dans sa moustache, le Jojo, il n’avait décidément pas inventé la poudre à canon.
Bon, c’était pas tout ça, il allait falloir trouver un endroit pour s’occuper jusqu’à ce soir, moment béni où il retrouverait son banc. C’est certain que les bleus n’allaient pas les laisser baguenauder et faire la manche au milieu de tout le beau monde qui dans quelques heures envahira l’endroit.
Il dégagea de dessous de son manteau, une bouteille de vin qu’il se fit un devoir de vider en deux lampées. L’alcool faisait sur lui des merveilles, un trait de génie illumina soudain son visage mal rasé…il allait emmener Jojo à la campagne. Sûr que le Jojo allait être content, lui qui n’avait connu que l’asphalte grise de la ville, à croire que le pauvre gamin était né dans la rue.
Charlot repoussa d’un geste le carton sous lequel il dormait, il étira ses membres endoloris, se leva et interpella son ami :
- Hé Jojo, fais ta valise, j’t’emmêne en vacances mon gars.
Quelques minutes plus tard, le barda sur le dos les deux hommes, le plus jeune suivant son aîné se dirigèrent vers la gare de l’Est. Charlot, d’un œil connaisseur regarda le tableau central et désigna un quai donnant à Jojo quelques recommandations sur l’art d’échapper aux contrôleurs.
Le balancement du train et une ou deux bouteilles aidant, les deux hommes s’endormirent, bercés par le frottement des roues sur le métal. Charlot s’y voyait déjà dans la grande prairie au cœur de laquelle courait un ruisseau vert de cresson. Il sentait aussi l’odeur de l’herbe douce sur laquelle ils allaient s’asseoir pour déjeuner. Sûr que le saucisson et que le pain auront meilleur goût là-bas !
Un douleur vive dans le ventre et les cris de Jojo le sortirent de sa torpeur. Ils étaient au moins cinq, cinq voyous avec des boucles d’oreilles et des couteaux. Deux d’entre eux tabassaient Jojo et l’insultaient, Charlot tenta de porter secours à son ami mais les autres le clouèrent au sol en le rouant de coups. Il se défendit comme il pouvait, mais les autres étaient plus forts, plus vigoureux, mieux nourris sans doute.
L’un deux ouvrit la porte du train et dans un rire poussa Jojo à bout de force sur le ballast. Charlot poussa un cri d’horreur, les autres l’empoignèrent et l’éjectèrent aussi du train en marche.
En tombant sa tête heurta une grosse pierre et les yeux perdus sans l’azur immense il murmura :
- Oh Madone, comme le ciel est…