Ce matin là, le commissaire Martin arriva au commissariat, la mine renfrognée, celle des mauvais jours, qui souvent font suite à de mauvaises nuits. Dès son arrivée on le prévint qu’une petite vieille l’attendait dans son bureau. Une petite vieille, dans son bureau, il ne faut pas pousser tout de même, pensa-t-il.
Commissaire, c’est une petite vieille presque centenaire, il fallait bien l’asseoir le plus confortablement possible. Je lui ai préparé un thé, mais je vous attendais pour servir.
Bon, ok ! Mettez-moi un café, bien serré.
Martin se demandait parfois s’il ne rêvait pas tout éveillé, c’était quoi au juste ici, un commissariat ou un hospice !
Il pénétra dans son bureau et se surprit à frapper à la porte vitrée en apercevant le petit chignon blanc qui dépassait du grand fauteuil de cuir beige. Son fauteuil, que l’on avait déplacé côté visiteur pour qu’elle ait un minimum de confort. Il s‘approcha d’elle pour la saluer mais elle dormait. Martin ne savait trop quoi faire, il toussota. Elle avait l’air si paisible dans son sommeil, sa petite mine chiffonnée, ses membres recroquevillés, il se laissa attendrir.
Elle eut un petit sursaut et fit des efforts pour se redresser en le voyant. Elle prit la main qu’il lui tendait. Il ne sentit même pas la pression de ses doigts, ce fut juste un effleurement.
Vous êtes le commissaire ?
Oui, madame.
Vous êtes joli garçon et je m’y connais, vous savez !
Le commissaire fit mine de ne rien avoir entendu et réprima un petit sourire en regagnant sa place. Joséphine, l’agent de faction, tout sourire, l’avait suivi avec le thé, les petits gâteaux et le café. Elle fit le service et sortit.
Une fois seul avec la petite vieille, Martin classa quelques papiers alors qu’elle buvait son thé. Puis, se levant, il fit quelques pas dans le bureau, sa tasse de café à la main. Il y avait eu, deux jours auparavant, l’attaque d’une banque dans son quartier, une fusillade, un mort du côté des truands les trois autres s’étant échappés avec un butin imposant de presque deux millions d’Euros, côté police, un blessé léger, un jeune de son commissariat. Les morts ne parlent pas, celui-ci n’avait aucun papier sur lui et n’était apparemment pas fiché. L’enquête à peine débutée piétinait déjà. Tous ses hommes étaient sur le coup, ce qui expliquait que ce matin il était seul avec Joséphine au commissariat.
Commissaire ?
Oui, madame !
Pourrais-je avoir encore une goutte de votre excellent thé, avec un petit morceau de sucre.
Mais, bien entendu, chère madame.
Le commissaire était un homme affable et cette petite vieille lui rappelait sa grand-mère qu’il avait malheureusement peu connue, mais dont il avait un souvenir très précis, comme un tableau accroché quelque part, là, dans sa mémoire. Il posa sa tasse de café sur le petit plateau ou la petite mamie avait reposé sa tasse vide. Il la servit. Pas de sucre, il n’y avait pas de sucrier sur le plateau. Bien sûr, il ne prenait jamais de sucre et Joséphine avait l’habitude de lui servir tous les matins, son café non sucré, pourquoi aurait-elle pensé à mettre du sucre, y avait-il au moins un sucrier dans le commissariat.
Je vais vous chercher du sucre, dit-il à la petite vieille.
Il sortit précipitamment du bureau. Trois minutes plus tard il était de retour avec trois morceaux de sucre emballés sur une petite soucoupe. Il n’y avait effectivement pas de sucrier dans ce commissariat.
Il reprit sa tasse de café, retourna derrière son bureau pour y lire un courrier que Joséphine venait de lui transmettre, pendant que la petite grand-mère terminait son thé. Il but son café en esquissant une petite grimace. Il le trouvait amer et plus très chaud.
La mamie ayant terminé son thé il s’inquiéta du pourquoi de sa visite.
Que puis-je pour votre service ? Chère madame !
Elle le regardait avec deux grands yeux bleus, abrités derrières de petites lunettes avec deux verres tout rond. Elle semblait chercher par où commencer.
Voilà commissaire, c’est pour mon mari, le Raymond, il est mort.
Le commissaire imaginant la scène de cette pauvre mamie découvrant son mari décédé, eut un pincement au cœur.
Madame, vous m’en voyez profondément désolé !
Oh, vous savez, il ne m’aimait plus beaucoup le Raymond, alors je l’ai tué.
La tasse du commissaire était vide et sa dernière gorgée de café était bel et bien avalée ; heureusement, sinon c’était le drame, les papiers, les dossiers sa chemise, son pantalon, tout ce petit environnement aurait goûté au café tiède.
Vous l’avez quoi ?
Je l’ai tué commissaire.
Mais ça s’est passé où et quand ?
Il lui fallait une adresse pour envoyer des secours, sait-on jamais ! Il y avait peut-être encore une vie à sauver.
Chez moi, à Marseille. Oui, à l’époque nous habitions Marseille. Le 11 Juin 1937.
Encore un peu et le commissaire se serait mis à rire de bon cœur. Mais il se ressaisit rapidement et demanda à Irène Chaulier, c’est ainsi que s’appelait la petite vieille, les circonstances du drame.
Oh vous savez Monsieur le commissaire, c’était un bon à rien, il avait hérité la fortune de son père mais ne pensait qu’à boire et courir les jupons.
Mais vous n’avez pas été inquiétée demanda Martin.
Oh, non monsieur le commissaire, tout le monde a cru à un accident.
Le commissaire Martin avait déjà eu à faire avec des faux coupables, de ceux qui s’accusent de crimes qu’ils n’ont pas commis pour paraître sur les journaux. Le pire, c’est que parfois, ils sont sincères, persuadés d’avoir réellement commis le crime en question.
Madame, vous devriez en parler à votre médecin, ou à un prêtre.
Mon médecin ! Mais je ne suis pas malade ! Et j’ai horreur des curés. Non, c’est à vous que je veux en parler.
Martin regarda sa montre, dix minutes pas plus, c’est le temps qu’il s’octroyait pour en terminer avec Irène Chaulier.
Ecoutez, madame, je ne veux pas en savoir plus, les faits remontent à soixante dix ans, il y a prescription. Si vous...
Oh mais ce n’est pas tout commissaire !
Comment cela ce n’est pas tout !
Je me suis remariée, commissaire, avec Gaston, commissaire. Gaston c’était l’homme de ma vie, un bien bel homme, tendre, généreux, toujours prêt à rendre service. Nous nous sommes mariés le 27 avril 1941 et nous avons eu un fils. Germain que nous l’avons appelé notre fils, monsieur le commissaire.
Le commissaire se demandait si sa fonction l’obligeait vraiment à écouter toute cette litanie. Il lui semblait qu’Irène ressemblait un peu moins à sa grand-mère maintenant. Bien sûr, il ne croyait pas à son histoire de meurtre, mais elle était sûrement un peu fêlée, le temps passait, il avait autre chose à faire. En plus de tout cela, il ne se sentait pas très bien, il avait mal dormi et son ulcère se rappelait à son bon souvenir.
Le Gaston, il est mort à la guerre monsieur le commissaire. J’ai élevé mon fils Germain toute seule, heureusement que cet imbécile de Raymond avait de la fortune. Et en 1949 j’ai rencontré Hubert. Un brave type Hubert, pas très malin mais gentil. Tout allait bien jusqu’à ce qu’il rencontre cette poufiasse, cette grue, cette putain...
Doucement madame, calmez-vous.
Il pensa tout bas, y manquerait plus qu’elle me fasse un arrêt cardiaque la vieille. Pour sûr, elle ne ressemblait plus à sa grand-mère.
Avec Hubert, on s’est marié en 1951 le 27 juin, en 57 il voulait divorcer pour partir avec l’autre. Alors je l’ai tué.
Encore ! Et vous avez fait passer ça pour un accident, je suppose !
Bien sûr, tout le monde n’y a vu que du feu. J’étais rôdée. Et puis, vous savez monsieur le commissaire, je suis in-tel-li-gente !
Mais je n’en doute pas madame, ceci étant vous ne seriez pas un peu affabulatrice ?
Vous ne me croyez pas ? Mais c’est un monde ! Jeune homme, vous pourriez avoir un peu de respect.
Ca faisait longtemps que l’on n’avait pas traité le commissaire de jeune homme. Un point pour la vieille, se dit-il en souriant intérieurement. Il y avait dans cette situation, quelque chose de cocasse. Il était assis en face d’une mamie présumée sérial killer, qui lui avouait tous ses méfaits ou supposées tels, et lui, avait bien envie de rire si ce n’est qu’il avait de plus en plus mal au ventre et que son enquête mal emmanchée jetait une ombre sur le tableau.
Bon madame, les faits remontent à cinquante ans, là aussi, il y a prescription, autre chose ? Je vous reconduis ?
Je me suis remariée en 1965 commissaire. Mon Germain avait vingt-quatre ans et il est parti vivre sa vie. Je ne pouvais pas rester seule, alors je me suis mariée à Denis. Nous sommes restés mariés pendant vingt ans.
Vingt ans à me demander ce qu’il avait dans la cervelle, heureusement qu’il en avait dans la culotte.
Madame, je vous en prie.
L’interrompit le commissaire qui se sentait de plus en plus mal.
Alors vous l’avez tué lui aussi ?
Evidemment, autrement je ne vous en parlerais même pas ! Vos méthodes ont évolué. Mais j’ai toujours été plus maligne que la police. Je l’ai tué lui aussi, une mort lente douloureuse, atroce. Je l’ai regardé mourir. Ce salaud.
Le commissaire se ressaisit, son mal de ventre devenait insupportable, il fallait vraiment virer la vieille maintenant.
Bon vous avez fini maintenant, à quatre-vingt quatorze ans on ne va pas vous faire un procès, bien que le dernier ne soit pas très ancien. Un crime commis en 1985 si je sais compter.
1986 commissaire, 13 janvier 1986, je m’y vois encore, quel plaisir de le voir se tordre de douleur à mes pieds, me suppliant, bavant... bref il est mort en 1986 commissaire. Mais il en reste encore un.
Comment ça encore un, vous vous êtes remariée à soixante treize ans.
Mais j’aurais pu, commissaire, j’étais encore belle femme et puis je n’avais encore que soixante-douze ans. C’est de Julien qu’il s’agit ce coup-ci, commissaire, Julien le fils de Germain, mon petit fils.
Comment ça, votre petit fils ! Vous n’avez quand même pas tué votre petit fils.
Non, commissaire, d’autres s’en sont chargés.
Elle fit une pause. Elle était terriblement affectée par la mort de son petit fils, Martin le voyait bien. A cet instant, il aurait voulu la prendre dans ses bras et la consoler, cette petite grand-mère terriblement atypique. Mais la douleur l’empêchait maintenant de faire quoi que ce soit. Il était parcouru de frissons et avait des hauts le cœur.
Madame !
Dit-il aussi clairement et calmement que possible ;
Ne vous en faites pas pour moi, commissaire, je termine et je vous laisse. Julien n’a pas eu de chance dans sa vie, Il s’est battu pour y arriver, mais peut-être pas du bon côté. Vos hommes, commissaire, vos hommes et peut-être vous même, commissaire, l’avaient abattu quand il sortait de la banque il y a deux jours. Alors voyez-vous commissaire, c’est vous que j’ai tué. Et comme vous pouvez le constater commissaire, je suis toujours plus maligne que la police.
Martin, à ce moment aurait voulu crier mais ne le pouvait plus, paralysé par le poison qu’Irène avait eu tout le loisir de verser dans son café. Mourir à cause d’un sucrier qui n’était pas là. Décidément Irène ne ressemblait en rien à sa grand-mère.
Irène Chaulier se leva, se dirigea lentement vers la porte du bureau, l’ouvrit.
Au revoir, monsieur le commissaire.
Elle avait poussé sa voix autant que possible qu’on puisse l’entendre. Joséphine était en train de téléphoner lorsqu’ Irène passa devant elle. Elle posa le combiné après avoir mis en attente son interlocuteur.
Attendez madame, je vous ouvre la porte.
Irène attendit que Joséphine fasse le tour du comptoir pour venir lui ouvrir.
Le commissaire ne vous a pas raccompagnée !
Et non, ma petite, il est, je crois, très occupé.
Le mufle... Au revoir madame.
Au revoir et merci ma petite.
Irène tourna le coin du pâté de maisons sous l’œil attendri et protecteur de Joséphine.
Puis elle monta dans une voiture qui l’attendait là.