Il était une fois un carré de chocolat fin qui avait été oublié dans un placard de cuisine.
Enfermé dans le noir, délaissé par tous entre des conserves bien ordinaires et un pot de moutarde verdâtre, il ne comprenait pas pour quelle raison une cruelle fatalité le privait de toute raison d’être.
Lui qui savait se monter si onctueux et délicat dans un palais, riche de saveurs et de parfums à la fois puissants et subtils qu’il dispensait avec générosité, chargé du souvenir d’épices ensoleillées, doux et vigoureux comme un amant éperdu, comment pouvait-il avoir été si indignement abandonné ?
De temps en temps, lorsque le placard s’ouvrait, il reprenait espoir. Cependant, personne ne semblait le voir et il souffrait de ne pouvoir accomplir son destin. Ce pour quoi il avait été conçu avec tant de soin, venu de lointaines plantations tropicales où il était né pour épouser de douces crèmes chargées de sucre.
Maintenant il en était certain, un jour ou l’autre quelqu’un de la maison le remarquerait en se disant qu’il était peut-être trop vieux et une main meurtrière le jetterait dans la poubelle comme dans une fosse commune. Et il mourrait au milieu des déchets, lui le noble délice, étouffé par les ordures nauséabondes.
Mourir sans avoir été aimé pour ce que l’on était est la pire des malédictions.
Un jour, une grande espérance l’emplit de joie.
Madame ouvrit le placard pour y prendre un couteau sur l’étagère en dessous de la sienne et laissa la porte ouverte.
Désabusé, sur le moment il n’y prêta guère attention lorsqu’il aperçut un petit pain au lait doré et encore tiède posé sur la table de la cuisine. Comptant sur sa gourmandise, il se dit que Madame ne pouvait rêver de plus belles noces que celles du petit pain savoureux et d’un carré de chocolat fin.
Plus question d’abandon ni de fosse commune : il était emporté par un rêve fou qui redonnait un sens à son existence.
Hélas, intolérable désillusion : Madame sortit le beurre du frigo, coupa le petit pain en deux, le tartina et avala le tout gloutonnement sans même prendre le temps d’apprécier son goûter.
Quelle hérésie, se dit le carré de chocolat, quelle dérision pour le petit pain et quel manque de délicatesse. Il était déçu et, en même temps, content de ne pas avoir été englouti sans être aimé. Comme faire l’amour sans amour.
Quelques semaines passèrent avec ses rituelles ouvertures et fermetures du placard auxquelles il ne prêtait plus attention, jusqu’à ce mercredi qui changea son existence jetée aux oubliettes.
Juliette, la lumineuse petite fille de la maison âgée de six ans qu’il avait plusieurs fois entrevue, glissa une chaise sous le placard et grimpa dessus pour en ouvrir la porte. Avec son regard malicieux et brillant, elle en explora le contenu, prit le carré de chocolat entre ses doigts, le porta à ses narines frémissantes et le reposa délicatement.
Quelle torture pour le pauvre carré de chocolat. Comme celle infligée à un homme amoureux par une femme qui s’intéresse à lui puis le délaisse, ou l’inverse…
Sans refermer le placard, Juliette redescendit de la chaise pour aller ouvrir le frigo qu’elle inspecta. N’y trouvant pas de quoi la satisfaire, elle prit dans le buffet de la cuisine un paquet de pain de mie et en sortit une tranche tout en jetant un coup d’oeil vers le placard ouvert, comme si elle voulait s’assurer que le carré de chocolat était bien là.
Elle plaça sa tranche dans le grille-pain qui la dora légèrement puis la déposa dans une petite assiette sur la table de la cuisine. Une délicate odeur de pain tiède parvint jusqu’au carré de chocolat qui, si l’on peut dire, ne perdait pas une miette de la scène.
Et c’est alors que tout s’accomplit.
Juliette remonta sur la chaise, s’empara du carré de chocolat, s’attabla et se mit à le déguster avec délice, accompagné de la tranche de pain encore tiède. Une régal unique que ce mariage là.
Quel bonheur pour le chocolat de sentir l’immense délectation de Juliette, de réaliser combien c’était pour elle un plaisir qu’elle faisait durer et qui la comblait.
Et c’est ainsi qu’un carré de chocolat découvrit le vrai sens de l’existence : rendre quelqu’un réellement heureux.