Au sortir de la voiture, la première impression est de ne pas avoir un nez suffisamment vaste pour engloutir tous les parfums de cette forêt..Mélange d’aiguilles de pins brûlées par l’été, d’essence de térébenthine,de champignons en goguette .
L’automne leur a réservé une de ces journées délicieuses qui ressemble au printemps. Luminosité des sous -bois, brise juste fraîche et gouleyante. Un silence que l’on ne trouve plus guère que dans des recoins très reculés tant la
région est quadrillée de petites routes aux chauffards imbéciles.
Et puis ce sable d’un blanc ivoire qui donne envie de se déchausser et sentir glisser entre les orteils l’eau minérale tiédie par le soleil.
D’ailleurs, c’est ce qu’elle fait Maria. Son mari l’a recrutée péremptoirement pour lui faire découvrir une journée de chasse à la palombe, elle qui déteste
qu’on tue les oiseaux. Elle lui a fait ce sacrifice, il supportera qu’elle se déchausse de ses escarpins pour traverser jusqu’au tunnel des hommes des bois, non.. ?
Le Sud- Ouest en automne oublie tout son vocabulaire au profit d’un seul mot :
palombière.
C’est une maladie étrange qui touche toutes les catégories socio professionnelles, ronge les administrations, fait exploser les couples.
Maria n’est pas au bout de ses surprises. Cette palombière-là est quasiment une résidence secondaire de fougères et de brandes, équipée d’un four, de plusieurs lits, d’un frigo portatif. Et surtout d’une cave impressionnante.
-Attention !! les fils !!
Maria n’y voit rien ni de près ni de loin, et toute occupée à la cîme des arbres et leurs papillons de lumière, elle n’a pas vu venir ce bataillon de ressorts accrochés aux troncs, aux murs en apparence fragiles de ce dédale de couloirs qui serpentent sous les futaies, au " donjon" d’où en permanence un chasseur surveille l’arrivée d’un vol.. C’est une télécommande rustique qui actionne l’ouverture des cages afin de laisser s’envoler, oh pas bien loin, ces oiseaux sont désormais domestiques, les quelques palombes qui vont de leurs mouvements attirer vers les frondaisons les malheureuses bêtes convoitées, pendant que les
appeaux chanteront leur roucoulement de plastique.
On lui explique que si la cave est impressionnante, c’est qu’ici, contrairement à ce qui se passe dans les Pyrénées, on chasse éthique, Madame, on n’assassine pas avec des filets posés au travers des cols, on chasse tradition. Maria ce jour-là n’a aucune envie de polémique et absorbe l’explication avec autant plus d’intéret que le tourin sent bien bon et qu’une belle bouteille de champagne repose sur la table.
Contrairement à son mari, elle ne comprend pas la langue locale, mélange de landais et de gascon, une langue qui sonne un peu comme le catalan, mais avec des finales moins suaves. Une langue abrupte, taillée à l’opinel rouillé.
Qui finit par la bercer, un peu comme ces énigmes où la raison se perd dans la jouissance du « je ne comprendrai jamais ». Il faut dire que la bouteille de champagne est en train de se vider miraculeusement dans son gosier au point
qu’on lui propose d’en ouvrir une autre et de chanter la Périchole. Pas contrariante, Maria. Elle se lance dans l’air de la Griserie « Je suis un peu ivre.. hips.. » et pour une fois les hoquets sont authentiques.
Son mari se penche vers elle alors que tout se passe pour le mieux et lui murmure « Qui a bu boira.. » d’un air froncé.
Ca veut dire quoi, ça ? se demande Maria déjà un peu déconnectée.
Soudain, branle-bas de combat. Les appeaux ont été mis en bon ordre de chant d’amour, un vol va se poser. Quelques coups de carabines, le bruit de la chute pendant que les volatiles traîtres à leur espèce regagnent leur nichoirs.
Et dire que cela se passe comme ça chez les hommes, philosophie Maria, boudeuse.
Tiens, autant oublier.. allez, un petit verre de plus.
Quand vient l’heure de regagner la civilisation, elle ne tient plus debout Maria, et peine à mettre un pied devant l’autre.
-Attentioooooon !!!!!!!!!!!!! les fils !
Et la voilà qui plonge, roule, se trouve nez-à-nez avec un champignon et s’étend sur le dos entre une haie d’honneur de bruyères et de fougères.
Pompette et joyeuse. Sa première cuite. Quel délice ce ciel qui ne sait plus où il habite et danse la valse avec les pins et les nuages. Quels délice cette perte de repères, le haut et le bas enfuis.
-Lève toi !!
-Non !
-Lève toi, tout le monde te regarde !!
Maria sent remonter de son enfance à dire oui à tout le monde une envie de meurtre de ce mot qui a empoisonné son existence.
-Bon, tant pis pour toi. Je te laisse. Je te l’avais dit : qui a bu voit ras.
Il l’abandonne, pas gêné, ou plutôt tellement qu’elle sent qu’il fait comme s’il ne la connaissait pas.
Mais elle, c’est ici qu’elle veut finir ses jours ou au moins la nuit. Tant cette sensation d’ébriété est neuve, chaude, pleine.
Il l’abandonne, le rat.
Alors, d’un mouvement suprême, comme on dit dans les opéras, elle relève la tête
et, avant de sombrer dans ce qui s’annonce une suite somptueuse, hurle au ciel estomaqué un gargouillis :
-Qui a bu voit rat.