Pas pied. Le jour, il marche.
Il marche parce qu’un homme sans argent n’a rien d’autre à faire. Peut-être aussi parce qu’en fin de compte, il faut bien que chacun trouve quelque part où aller, et que pour celui qui n’a pas encore trouvé, s’en remettre au bon vouloir de ses pieds vaut mieux que de s’allonger dans le fossé et d’attendre.
Quand il marche il n’attend pas, il n’attend rien, il regarde marcher ses pieds. Leur air décidé. Leur cadence. Quand on regarde marcher ses propres pieds il devient impossible d’imaginer que cela puisse s’arrêter, tant le pas qui vient semble lié à tous ceux qui précèdent et à tous ceux qui viennent.
Ou alors un billet. Un billet. Les pieds s’arrêtent comme un seul homme, et l’homme s’est penché, a déjà ramassé le billet, et les pieds sont. Sont repartis. 20 €. Il regarde ses pieds comme s’ils ne lui appartenaient pas vraiment, leur mouvement, la cadence, certitude que cela va quelque part, en tout cas qu’un pied suivra l’autre, certitude parce qu’il y a doute en fait, doute à chaque pas, mais qu’à chaque fois venu de derrière est venu le pied de devant, et que le pied de derrière vient se mettre devant, suffisamment lentement pour que le regard suive, suffisamment fréquemment pour qu’au bout de quelques pas le léger doute ne soit plus là que pour confirmer la certitude du pas suivant, la mécanique parfaite se répète, une horloge a sonné dix heures et ça fait juste treize pieds, on pourrait donner l’heure en pieds, Einstein devait beaucoup marcher, il est 13 pieds, trop tôt pour l’apéro, mais ça ne marcherait pas à cause des quart d’heures, un quart de pied ça ne s’imagine pas.
Dix heures sonnent à nouveau, un peu plus de treize pieds, mais c’est peut-être l’horloge qui va plus vite la deuxième fois, ce n’est qu’un rappel un peu plus rapide, une seconde chance pour ceux qui n’avaient pas fait vraiment attention la première fois, et qui maintenant comptent soigneusement les coups comme s’ils ne vivaient pas entourés de montres.
Il y a peut-être dans la Drôme un collectif en lutte pour supprimer les sonnailles de jour, ces gens là leur pensée sent le vase clos ils ne doivent pas beaucoup marcher. Quand on regarde marcher ses propres pieds on se sent bien, ça avance, ça va quelque part, rien ne pourrait les arrêter, même pas le sommeil, le sommeil ne stoppe pas les pieds, on peut dormir en marchant, rien à voir avec le somnambule c’est l’inverse, les marcheurs de Paris Strasbourg marchent 3 jours et 3 nuits, dorment en marchant, il y a eu ce Belge arrivé à Strasbourg en dormant, il avait oublié de s’arrêter, ce sont les douaniers qui l’ont arrêté vous avez vos papiers, pas pied, pas pied, pas pied, pas pied, ils l’auraient laissé filé s’il avait eu ses papiers, mais là il l’ont habilement réorienté, il est retourné vers la France pas pied pas pied pas pied, le journal a titré un marcheur Belge a franchi la ligne à l’Anvers.
Quand on regarde marcher ses propres pieds on a l’impression qu’ils marchent au pas, au pas avec le rythme intime du monde, tip tap tip tap, ou alors un petit bruit de soie froissée quand vos pieds vous conduisent sur les pelouses mécaniquement entretenues d’un parcours de golf où les vieillards triomphent, les pieds ne se posent pas la question du pourquoi ils marchent, ils se contentent à chaque pas d’apporter la réponse, ils n’ont pas à penser à une place où ils pourraient s’étendre pour mourir, à mettre le cap sur un point précis et connus d’eux seuls, pas question pour eux d’aborder quelque part, juste d’aller se mettre devant l’autre, et de recommencer.
Quand on regarde marcher ses propres pieds on a l’impression qu’à tout moment on pourrait, bien sûr on pourrait les arrêter, malgré tout on pourrait, on a le pouvoir extraordinaire de pouvoir arrêter ses propres pieds malgré la force et la cohérence de leur mouvement, on a ce pouvoir à chaque pas, et c’est pour ça qu’on ne les arrête jamais.
Quand on regarde marcher ses propres pieds on pense à la cohérence, cohérence du mouvement des pieds le pied de devant est venu de derrière, le pied de devant va venir de derrière, en attendant c’est quelque chose comme le temps qui défile, l’infini tricoté par les pieds, la démarche des pieds est d’une cohérence absolue, un peu comme la carrière de Mussolini qu’il a commencée comme anar et finie pendu par les pieds, grande cohérence, les pieds de Mussolini qui battent l’air, qui continuent à se mettre devant l’autre et à recommencer, mais il parait que c’était l’effet du vent, le vent et peut être la foule, la foule venue voir Mussolini mort et qui pousse un gros soupir dans le silence, ou alors Mussolini, pas mort, Mussolini pas repenti, Mussolini qui pense que tant que les pieds sont, sont capables de bouger il ne peut pas être mort, Mussolini qui pense à tout ce qui lui est arrivé et qui peut encore lui arriver et qui remue les pieds pour ne pas mourir, Mussolini qui la tête en bas a le sourit pulpeux et oblique d’une huître. Ou alors c’était simplement le vent, les pieds de Mussolini ont fini de bouger.
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