C’en était plus qu’Anselme Marais de Valloy ne pouvait supporter. Le jeune vicomte, le visage empourpré par la colère et l’indignation, repoussa bruyamment son siège et se dressa au dessus des convives, faisant d’un coup s’interrompre les bavardages. Tous le fixèrent avec stupeur et le virent se diriger à grandes enjambées résolues vers leur hôte, Monsieur de Froissac, baron de Trémières, assis en bout de table, lequel tenait entre ses mains un livre épais, à la couverture de cuir rouge, qu’il faisait mine d’examiner avec intérêt.Anselme se planta devant lui, lui arracha sa serviette et le souffleta d’un geste vif. Certains sursautèrent alors et un murmure de désapprobation parcourut l’assistance. D’une voix blanche qu’il avait peine à maîtriser, Anselme le tança :« Il suffit, Monsieur ! Rendez ce livre, cessez ce jeu abject... Vous êtes obscène ! Par vos sous-entendus, vous avez offensé Madame de Froissac, votre épouse, ici présente. Cette fois c’en est trop : vous me rendrez compte de votre grossièreté ! »Sans se départir de son calme, le baron de Trémières reposa l’ouvrage sur la nappe, près de son assiette, repositionna sa perruque, puis leva son regard sur le vicomte avec ce qu’il suffisait de mépris et d’amusement pour lui signifier combien il ne le considérait autrement que stupide et encombrant :« Obscène ? Comme vous y allez !... Ainsi, ce livre est le vôtre, jeune homme... C’est donc de vous qu’il s’agit. » Il s’assura que sa femme les observait à quelques mètres de là : « Voilà qui est intéressant, mais qui ne me surprend point. »Il afficha un sourire mauvais, se leva à son tour, en déployant son corps massif avec lenteur, et toisa le Vicomte resté immobile, autour duquel il tourna à pas lents. Il se mit à l’observer en curieux :« Ainsi Monsieur, non content de vous retrouver à ma table malgré le peu d’esprit qui fait de vous un sot, au point d’imaginer séduire une femme en lui offrant un livre de sciences, vous jouez les offensés et estimez nécessaire de vous distinguer en me provoquant, alors même que votre forfait est signé ; car c’est bien de votre main que cette dédicace, celle-là même que je viens de lire à nos invités, est écrite, n’est-ce pas : « Pour ma douce et fragile Esther, mon ange, ma mie, mon cœur chéri... » ?Le baron de Trémières s’esclaffa, claqua dans ses mains et leva les yeux au ciel comme s’il l’implorait : « Mon ange, ma mie, mon cœur chéri », répéta-t-il. « Quel amant ridicule vous faites, mon jeune ami !... A peine sorti de votre pucelage, vous voilà le cœur chaviré par une de ces dames dont la réputation de courtisane n’est plus à faire et vous vous chagrinez de la voir en si mauvaise posture !... Mais reconnaissez qu’elle n’a que ce qu’elle mérite ; tous ici seraient d’accord pour le dire si je le leur demandais. Allons, Monsieur, à vous voir si pâle, j’ai de la peine pour vous. Seriez-vous malade ? Pour un savant tel que vous, ce serait chose terrible. A moins que vous ne souffriez d’entendre rapporter les manquements de Madame de Froissac à ses devoirs d’épouse ? Dans ce cas, vous ne seriez pas le seul, car nous sommes probablement plus d’un que cette affaire contrarie, croyez le. »A l’adresse de sa femme, il lâcha, sur un ton doucereux :« Qu’en dites-vous, ma chère ?... »
Livide de rage, Anselme Marais de Valloy regarda l’homme droit dans les yeux. Il n’y vit que cynisme et vulgarité. Sans ciller, il dit, d’une voix frémissante de haine :« Demain, à l’heure qui sera la vôtre, Monsieur, j’aurai raison de votre morgue et vous ferai payer vos calomnies ! J’attends vos gens. »Sans rien ajouter, il tourna les talons et quitta la grande salle à manger, plongée subitement dans le silence. A la lueur dorée des candélabres qui se reflétait dans les verroteries des lustres, dans l’or des miroirs, et irisait les visages poudrés sous leurs perruques, Esther de Froissac, le visage dissimulé derrière un mouchoir à fine dentelle, pleurait.*
« Je le tuerai ! » explosa Anselme en martelant du poing le chambranle de la fenêtre de sa chambre. « Je le tuerai ! » Il s’enfila une rasade de cognac à même le flacon qu’il tenait, serré dans l’autre main, puis grimaça de dégoût, tant cet alcool lui paraissait infect.Dans son dos, Esther de Froissac, l’avait rejoint dans ses appartements et se serrait contre lui, chancelante : « Mon amour, mon cher amour, qu’allons nous devenir ? Quelle folie t’a pris de provoquer mon mari ? Cet homme est sans pitié, pervers ; il ignore ce qu’est la peur. Il a connu plus d’un duel ; c’est lui qui te tuera ! A chaque fois, c’est le cœur qu’il vise et il ne rate jamais sa cible. Et quand bien même parviendrais-tu à seulement le blesser, jamais il ne pardonnera d’avoir été ainsi humilié. Il n’aura de cesse de chercher à se venger. Il ne renoncera jamais. Cet homme est fou ! »Elle le supplia de renoncer à ce duel où la vie pouvait lui être ôtée ; à cette seule pensée, sa voix se brisait, son cœur cessait de battre. Elle-même, disait-elle, n’y survivrait pas.Anselme, malgré toute la rage qui le consumait, ne cessait de réfléchir, tentant d’échapper au doute qui l’assaillait. Il restait conscient des risques qu’il encourait. C’était là son premier duel.Pour défendre l’honneur d’une femme, il allait devoir se battre, lui qui ignorait tout du maniement des armes et n’était attiré que par les sciences. Passionné de botanique, les plants les plus rares des serres du Parc de la tête d’or lui étaient plus familiers que les épées ou les mousquets dont est censé se servir un gentilhomme ou un manant. En plus de cela, il répugnait à soutenir la vue du sang.Bien des fois cependant il avait imaginé se débarrasser de cet homme détestable en usant de moyens plus en rapport avec sa pratique. Il avait pensé aux poisons, qu’on utilisait pour se débarrasser d’un gêneur ou d’un intrigant. La plupart de leurs formules n’avait aucun secret pour lui. Il lui arrivait même d’en posséder quelques échantillons, parmi les plus redoutables, dans ses bagages ; mais ce n’était là que sombre velléité d’en faire jamais usage autrement qu’à titre d’expérience, sur l’animal, il va de soi.Nourrir d’autres desseins que ceux là, était faire offense à Dieu et, naturellement, il y avait renoncé.Cependant, à l’instant, aveuglé par la colère, il n’en démordait pas : le regard perdu sur la ligne sombre des arbres qui formait la limite du Parc de Trémières, il s’obstinait à vouloir livrer jusqu’au bout ce duel, quoiqu’il lui en coûte, sourd aux suppliques d’Esther, qui ne desserrait pas son étreinte. Il n’était pas un lâche, du moins l’avait-il toujours espéré ; il était question là d’honneur, celui de cette femme adorée, comme du sien. Qu’en serait-il de son sort à présent que les dés étaient jetés ? Dieu seul avait la réponse.Dans moins de six heures il aurait la sienne.*
L’aube étalait ses brumes et sa froidure sur la cerisaie du domaine de Trémières, noyant le petit groupe qui se trouvait réuni pour en découdre à cette heure, dans un décor d’une fascinante beauté : posés là, comme des porcelaines fragiles sur un nappage de rosée, sous un ciel couleur de cendre, les cerisiers en fleurs formaient un camaïeu cotonneux de gris et de blancs, des plus délicats, au milieu de collines mauves, plantées de cèdres majestueux.Nul, cependant, n’était en mesure d’apprécier le paysage, tant la tension était grande, ainsi qu’en témoignait le rythme des respirations qui embuaient l’air autour des cols relevés sous les tricornes. Dans quelques minutes à peine, un drame allait se jouer et tous souhaitaient en finir au plus tôt.Le choix des armes ainsi que celui du lieu, était revenu à l’offensé, en l’occurrence le baron de Froissac : on s’affronterait au pistolet, sur ses propres terres, et non pas à l’épée, dans quelque fossé oublié du voisinage, en terrain neutre, comme il était d’usage.Les témoins des protagonistes s’activaient autour des coffrets, vérifiant leur contenu, s’assurant que les armes étaient correctement chargées. On fit état du différend qui opposait les deux hommes. Les duellistes se tenaient à distance, immobiles, masqués de surcroît ; encore une toquade du baron.Rien de ce fait, ne laissait paraître leur tension. L’un d’eux cependant frémit sous sa cape, non pas de froid, mais d’inquiétude, à l’énoncé des règles également imposées par Froissac : hors de question de s’en tenir à livrer duel au premier sang. Une simple blessure ne suffisait pas. Il fallait que l’un des deux meure à la fin.Le sort décidait de qui tirerait en premier. Et le baron de Froissac affichait une belle assurance : il savait son rival maladroit en matière de tir, et l’imaginait déjà, tremblant à l’idée de rater son coup, dans le cas où il lui serait donné de tirer en premier. Cette pensée le fit sourire.« Messieurs, êtes-vous prêts ? » La voix de l’assesseur avait soudain rompu le silence des lieux. « Vos armes sont à disposition... Prenez place, dos à dos. La distance de feu est à dix pas. »Un autre témoin sortit une pièce de sa bourse et la jeta en l’air. Tous retinrent leur respiration lorsqu’il déplia ses doigts gantés : « Monsieur le baron...! Quand il vous plaira », annonça-t-il d’un ton laconique.Le baron se mit en position et ajusta son arme. Il visa son adversaire au cœur. Comme à son habitude, l’homme prit son temps, et s’employa à saisir chaque bruit alentour, à s’enivrer des odeurs de l’aube, à humer jusqu’à identifier comme telle celle de sa cible, d’en savourer avec délices les effluves émanant de la peur qui devait l’habiter. Celui là sentait déjà la mort, songea-t-il. Il aimait cette odeur.De son index, il exerça une pression légère sur la gâchette, sans l’écraser tout à fait. Il ne tremblait pas...
La puissance de l’impact fut terrible.Gardant sa position de tireur, Froissac savourait l’instant qui précède l’effondrement de son adversaire, et attendait son agonie, le plus souvent rapide, trop rapide hélas, à son goût.En face de lui, l’autre vacillait, mais ne tombait point. Il vint alors à l’esprit de Froissac qu’il avait sous-estimé la résistance du jeune vicomte. Il nota que celui-ci avait une belle stature. Ses épaules larges et son buste ramassé s’entrevoyaient sous sa cape à certains mouvements de son corps que la mort devait emporter. Il attendit, son arme toujours pointée à bout de bras.Quelque chose de proprement incroyable à ses yeux se produisit alors, qui lui fit relâcher sa visée malgré lui. Devant lui, à portée de tir, ce diable de vicomte se redressait lentement en titubant, se remettait en position, une main crispée sur sa poitrine à l’endroit où avait porté le coup qui se voulait mortel ; de l’autre il relevait son arme avec difficulté, en le visant, lui, Gilbert de Froissac, baron de Trémières, qui en avait envoyé plus d’un à trépas avant ce jour.Sous leurs masques, aucun des opposants ne pouvait distinguer l’effroi qui frappait l’un, ni la douleur qui déformait les traits de l’autre.Un second coup de feu déchira le silence de la clairière, faisant s’envoler à nouveau les étourneaux autour d’eux.Touché en pleine tête, Froissac bascula en avant. Il s’affala lourdement dans l’herbe humide sous les regards ahuris. Dans sa chute, son masque, ainsi que son chapeau, avaient roulé à quelques pas de sa main, qui serrait encore son arme.Les assesseurs se précipitèrent sur le corps du baron, se désintéressant du tireur, lequel attendait, sans bouger, d’avoir connaissance de leurs constatations. On retourna Froissac dans la précipitation. Tous affichèrent une expression d’effarement :Les yeux et la bouche grands ouverts, privés de vie, le baron offrait un visage livide, sur lequel on pouvait lire encore la stupeur, le front percé d’un orifice de la taille d’une cerise, duquel commençait à sourdre un filet de sang. Le spectacle était aussi saisissant qu’incongru : c’était là la seule tache rouge dans cette cerisaie blanche de fleurs. Une tache si rouge qu’elle en paraissait obscène.*
La femme de chambre d’Esther de Froissac toqua à la porte d’Anselme et, sans attendre de réponse, se glissa furtivement dans la pièce. Elle avisa un manteau jeté sur un fauteuil, s’en empara à la volée et se précipita à pas silencieux vers le lit où le jeune homme paraissait dormir. Elle le secoua sans ménagement :« Monsieur ! Monsieur... », supplia-t-elle d’une voix étouffée.Le jeune vicomte déplia ses membres mollement, en grommelant et tourna vers elle un visage bouffi de sommeil, inexpressif, puis la considéra ensuite d’un air hébété. Il se dressa brusquement sur ses coudes en voyant les meubles et les murs de sa chambre irisés d’une lumière dorée qui filtrait à travers les rideaux :« Mon Dieu ! Le jour ! » s’exclama-t-il en rejetant ses draps. Il bondit hors de sa couche sans faire cas de sa nudité, se précipita sur son gilet, et consulta l’heure à sa montre : sept heures ! Dieu du ciel, le duel ! Celui-ci était prévu pour cinq heures... Il dévisagea la soubrette avec affolement et incrédulité, mais celle-ci ne lui laissa pas le temps d’atermoyer :« Monsieur, il faut faire vite... Dépêchez-vous, enfilez ceci et suivez-moi. Madame nous attend ; c’est elle qui m’envoie. La voiture est prête, il vous faut fuir.- Fuir ? Vous n’y songez pas ! Je dois me battre... Le duel...- Il n’est plus question de duel, Monsieur, tout est fini.- Fini ? Comment ça fini ?... »Il semblait au vicomte que cette fille avait perdu la raison. Lui-même s’animait, tournoyait sur place, sans rien comprendre, se sentant tout le corps engourdi, ainsi que la tête qui le faisait souffrir.
Sans satisfaire aux demandes d’explication d’Anselme, la jeune fille l’aida à se vêtir en tout hâte, puis rassembla ses effets personnels, les fourra en vrac dans les sacs à rabats qui étaient les siens en veillant à ne rien oublier : livres, notes, bijoux, lunettes, brosse à habits, flacons de parfum ou de poudre...La voyant s’emparer d’un flacon qui dépassait de sous une commode, Anselme, étonné de le trouver là, se précipita : « Non, attendez !... dit-il, donnez-moi ça. »Il le lui ôta prestement des mains et l’examina : Il reconnut une de ses fioles à poison. Que pouvait-elle bien faire sous ce meuble ? Il ne se rappelait pas l’avoir jamais sortie de ses bagages... Elle contenait quelques gouttes d’un liquide noirâtre qu’il renifla pour tenter de l’identifier. Un frisson le parcourut. Il prit soin de reboucher le flacon avec soin, puis l’enveloppa dans un mouchoir et l’empocha.« Vite, Monsieur, dépêchez-vous ! » le supplia à nouveau la jeune fille, qui avait déjà ouvert la porte de la chambre.Anselme empoigna ses sacs et fila derrière elle dans le couloir, qu’ils prirent par la droite. On eût dit deux voleurs. Déjà, ils entendaient des pas précipités monter à l’étage, à l’autre bout, et des voix leur parvenir : on cherchait Madame de Froissac.*
« Dieu soit loué, vous voilà ! »Esther referma précipitamment la porte de la voiture qui s’ébranla aussitôt, sous le fouet du cocher.Anselme, tout essoufflé d’avoir couru à couvert le long de l’allée menant à la grille annexe du château, se remettait à peine de son émotion. Il serra contre lui les mains d’Esther : « Madame, enfin, je vous trouve !... »Il l’embrassa avec fougue dans le cou, sur les épaules et sur les seins par dessus sa cape, sans se rendre compte qu’à chaque baiser elle marquait du recul, puis se mit à la presser de questions : Où partaient-ils ainsi à cette heure ? Pourquoi fuyaient-ils - car ils s’enfuyaient à l’évidence - et qu’en était-il de Froissac, qui devait l’attendre depuis l’aube pour en découdre, à la cerisaie ? La fille, qui tout à l’heure l’avait tiré du lit, disait qu’il n’était plus question de se battre, que tout était fini... Qu’est-ce que cela signifiait ? Et cette fiole, (il fouilla fébrilement dans la poche de son manteau et exhiba sous le nez d’Esther le mouchoir qui protégeait le flacon découvert par hasard) que faisait-elle sous la commode de sa chambre ?« Regardez, Madame, ceci est de l’essence d’Eschscholtzia, une huile soporifique, voyez ce qu’il en reste... A mon arrivée ce flacon était plein ! »
Froissac, cette canaille, aurait-il cherché à l’empoisonner, ou tout au moins à l’endormir profondément pour le ridiculiser, et ainsi le faire passer pour un couard ? Ce qui expliquerait qu’il n’ait pu se réveiller à temps pour combattre et se débarrasser enfin de lui ...« Froissac est mort », dit Esther d’une voix éteinte, sans le regarder. La jeune femme avait de la peine à parler.« Mort ? » Anselme la regarda d’un air ahuri. « Mais... mais, je ne comprends pas... c’est impossible, le duel n’a même pas eu lieu, vous dis-je ! Il ne peut être mort...- Je l’ai tué.- Vous ? Mais, comment ? Quand ?... »Abasourdi, le jeune vicomte s’était écarté. Il constata alors que le corsage de la jeune femme, caché jusque là par sa cape, apparaissait taché de sang à hauteur du cœur. Il prit peur : « Mon Dieu, mais... Esther, vous êtes blessée ! »Elle grimaça de douleur lorsqu’il voulut la toucher un peu trop brusquement. Il la regarda d’un air effrayé : « Vous avez mal, Madame. »Elle arrêta la main qu’il avançait à nouveau vers sa blessure.« Par pitié, il me faut voir, insista Anselme, ce pourrait être grave, il vous faut peut-être un médecin » Ajoutant à ses mots, il s’employa à l’examiner en veillant cette fois à ne pas la faire souffrir d’avantage. Une plaie minime lui apparut, de la taille d’un pois, placée juste à la naissance des seins. La peau tout autour était tuméfiée au point d’imaginer qu’elle avait été comme battue. Il fut rassuré un peu de constater qu’il n’était rien là de vraiment grave. « D’où vous vient cette plaie ? demanda-t-il.- Froissac m’a tiré dessus. »Il lui sembla que la voiture qui les transportait venait de heurter un rocher et chavirait, tant il éprouva un choc.Sans paraître se soucier de son air, Esther ramena l’étoffe sur elle et se détourna. Derrière la vitre, elle pouvait apercevoir, par delà les arbres qui bordaient le chemin, les vastes prairies du domaine de Trémières, caressées par la lumière du jour qui gagnait. Elle ferma un instant les yeux, soupira et enfin, se décida à raconter à Anselme qui l’observait, atterré, ce qui s’était passé : elle lui décrivit la façon dont elle s’y était prise la veille, dans sa chambre, pour lui faire boire l’huile que contenait cette fiole, (la tenant encore dans sa main, Anselme la considéra avec effarement) en en versant quelques gouttes dans le cognac qu’il avait réclamé à son valet.« Quelques gouttes ? protesta-t-il, le flacon est presque vide ! J’aurais pu ne jamais me réveiller...- De grâce, ne m’interrompez pas. Vous-même m’aviez confié que le produit était inoffensif quand je vous ai découvert en faire usage un de ces soirs passés. Il vous fallait absolument dormir, disiez vous, pour apaiser la peine que vous aviez à ne point pouvoir me serrer dans vos bras autant de fois qu’il vous aurait plu, sans éveiller les soupçons de mon mari qui vous avait à l’œil. »Elle lui fit ensuite le récit du duel qui avait bien eu lieu, mais sans lui, à l’heure dite, à la cerisaie du château : le sachant endormi profondément, elle s’était déguisée, se faisant passer pour lui. Protégée de son masque et coiffée d’un de ses chapeaux, elle était apparue méconnaissable. Nul ne pouvait s’imaginer qu’il s’agissait d’un autre que lui. Sous son manteau, elle avait enfilé plusieurs chemises, prises à son mari, pour paraître d’une honnête carrure. Froissac n’y avait vu que du feu, comme tous les autres témoins réunis. Pour eux, le vicomte Anselme de Valloy était là, et bien là. Et il y était venu pour venger l’honneur d’une épouse infidèle.« Alors que je dormais !... se lamenta Anselme d’une voix exaspérée, se maudissant lui-même.- Oui, vous dormiez. Et cela valait mieux. Il vous aurait tué. Le sort l’a gratifié de tirer en premier.- En premier ? Vous voulez dire qu’il vous a tiré dessus ?- Au cœur, comme à chaque fois qu’il se bat en duel.- Et vous en avez réchappé ! Je ne puis me résoudre à le croire.- Croyez en tout cas que sa main ne tremblait pas. Le tir eut été à coup sûr mortel s’il m’avait atteint.- Mais, ceci, alors... » Anselme désigna le sang sur le corsage.Esther se tourna sur le côté. Elle plongea ses mains dans un sac qui se trouvait prés d’elle, les ressortit aussitôt après, retenant avec peine un paquet qu’Anselme fut prié de défaire.« Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il avant de commencer. C’est terriblement lourd....- Ouvrez... »Il s’exécuta, dépliant avec précaution le papier qui emballait l’objet.« Un livre ?...- Le vôtre, mon cher Anselme. Celui que vous m’aviez offert avec votre dédicace et que Froissac détenait depuis peu.- Je ne comprends pas... Pourquoi est-il à présent entre vos mains ?- Je le lui ai dérobé dans sa chambre, cette nuit. Retournez-le et voyez sa couverture. »Il obéit et soudain, écarquilla les yeux, manifestant la plus vive surprise. Posé sur ses genoux l’ouvrage présentait sa couverture rouge, trouée en plein centre d’une balle qui l’avait traversé sur toute son épaisseur. Elle s’y trouvait encore logée, tout au fond, et son plomb déformé marquait à peine le cuir du côté opposé, d’une légère bosse, qu’on sentait sous le doigt.Il resta bouche bée un moment et regarda Esther, qui lui dit simplement :« Je l’avais sur moi ce matin, appuyé sur ma poitrine. C’est lui qui m’a sauvée. Ne vous avais-je pas dit que c’était là l’habitude de Froissac, de toujours viser le cœur en premier ? Pour une fois cela ne lui aura pas servi. Le coup d’après, c’est moi qui le visais. Je l’ai tué d’une balle en pleine tête.- En pleine tête ! répéta Anselme sur le ton de l’incrédulité. Mais... d’où tenez-vous cette adresse, Madame ? »Elle porta son regard par delà la vitre et eut soudain un air songeur :« De mon père, un fin tireur. C’est lui qui m’a entièrement élevée à la mort de ma mère, peu après ma naissance. Il m’a appris le maniement des armes alors que je n’avais que treize ans. Il rêvait d’avoir un garçon. Il a dû se contenter d’une fille. Toute la nuit je me suis remémoré les gestes qu’il m’avait enseignés ; j’ai tué Froissac cent fois, avant de le faire vraiment ce matin. »Elle ajouta après un silence : « Quand j’ai tiré, ce n’est pas à vous que j’ai pensé... C’est à mon père. »Anselme sourit.Il relut les mots sur la page de garde, écrits de sa main :« Pour ma douce et fragile Esther, mon ange, ma mie, mon cœur chéri... »***