Le village abandonné
Le destin parfois guide nos pas ... il faut le suivre.
Dans le contrefort des Pyrénées orientales, arrière pays Catalan espagnol, j’aime à me promener en compagnie de ma chienne. Nous faisons de longues randonnées, au hasard des chemins de ces montagnes, à la fois verdoyantes et sauvages. Les roches escarpées fendues de profondes vallées encaissées, laissent parfois la place à des monts aux douces lignes, enrubannés de sapins hauts et forts ou simplement habillés de rares buissons de lavandes, de romarin et de thym sauvage. Les neiges y sont rares, c’est le versant sud des Pyrénées, mais cet hiver en a décidé autrement.
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Il a neigé abondamment cette nuit du 23 décembre, un signe peut être à l’approche de Noël, et au matin un froid glacial a gelé au sol le délicat manteau blanc. Je me couvre chaudement, et je pars pour ma promenade quotidienne : aujourd’hui j’ai décidé d’aller visiter un petit village perché en haut d’un rocher tout pointu. Il a l’air abandonné et son calme m’attire.
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La neige de la nuit est vierge de toute trace, le silence règne dans la vallée environnante et j’entame mon ascension vers les maisons inhabitées. Tout est immobile, les animaux transis par le froid n’osent même pas sortir de leur tanière et le pâle soleil de cette matinée n’arrive pas a égayer le paysage. Le village est désert, les bâtisses hautes et étroites, adossées à même la montagne, sont lézardées et les fenêtres battent au vent d’hiver. Les pierres échappées des murs disjoints jonchent le sol. J’arrive à la vieille église, perchée tout en haut, il ne reste pratiquement plus rien de l’édifice, juste l’autel encore intact comme par miracle. L’endroit est presque lugubre enveloppé d’un calme glacial. Je redescends par l’autre côté, les maisons sont moins détériorées mais il y règne la même atmosphère d’abandon total. Je me sens bien pourtant, après les mois écoulés passés au milieu de cette ville bruyante et sale, les odeurs de ces montagnes me revigorent autant que le pincement de l’air froid de ce matin d’hiver. Mon esprit libéré des tracas quotidiens, se remet à rêver : il y a bien trop longtemps que ma plume n’a pas griffé le papier, que mon cœur n’a pas donné libre cours à mes mots, et j’ai envie d’écrire.
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Absorbée dans ces pensées qui me dessinent un sourire, dans un silence presque total, un bruit étrange me fait sursauter. Il m’est impossible de le définir, ni de le localiser, la neige transforme et feutre les sons, je cherche des yeux d’où peut provenir ce bruit étrange. La paix retombe sur le village, un animal en quête de nourriture sûrement fuyant la présence humaine.
Je continue ma promenade, j’arrive dans le cœur même du hameau, les bâtiments sont en meilleur état, sans doute protégés par les constructions environnantes. J’ai toujours admiré l’architecture de ses maisons espagnoles, elles sont construites pour protéger les occupants, ne laissant entrer ni la brûlure du soleil de l’été, ni la froidure de l’hiver. Je m’engouffre dans une ruelle étroite, une de ces petites rues couvertes qui vous donnent l’impression d’entrer dans une cour intérieure et qui n’ouvrent que sur d’autres ruelles. Celle-ci est une impasse qui s’élargit sur une placette, et là, tout au fond, se dresse une petite maison aux volets clos, étrange batisse encore debout malgré le temps, les ardoises du toit son rangées méticuleusement et intactes. Devant la porte subsiste un petit tas de bois, comme si ses occupants s’apprêtaient à revenir.
J’allais rebrousser chemin, lorsque j’aperçois ma chienne reniflant la porte de la maison, et ce bruit qui de nouveau me fait tressaillir, mais qui cette fois me paraît familier, comme une main plongeant dans une pile de bois et tirant une bûche. Y aurait-il donc quelqu’un, ici, dans ce village déserté depuis des années ? Je ne sais plus que faire, j’ai envie de frapper à cette porte, mais quelque chose me retient. Je rappelle ma chienne, d’ordinaire obéissante, mais elle ne revient pas. Je fais le tour de la maison et je la vois furetant près d’une petite porte entrouverte, je l’appelle de nouveau, elle ne bouge pas, remuant la queue avec ardeur.
- Roxane ! Ici ! Viens ici ! Rien n’y fait. Je m’approche intriguée par cette réaction anormale et m’apprête à la gronder vertement, quand j’entends une voix :
- Hola perrita ! que tal ! que quieres, un poco de pan ?. Ma surprise est encore plus grande, Roxane n’accepte jamais rien d’un étranger, c’est un petit berger de Pyrénées, très attaché à ses maîtres et méfiant par instinct et par nature. Il y a donc vraiment quelqu’un dans ce village ! Je réalise soudain que ma présence est importune :
- Roxane ! Laisse cette dame tranquille, allez viens ! » La chienne obéit à la voix devenue ferme, mais se retourne sans cesse vers cette maison et cette porte, elle semble quitter à regret cette voix plutôt douce. La porte de la maison s’ouvre alors, lentement dans un grincement sinistre,
-Señora, por favor, espera .... Je me retourne, surprise, en face de moi apparaît une petite femme sans âge, elle m’interpelle dans un espagnol parfait. Je reste pétrifiée, le village est sensé être inhabité depuis longtemps.
- oui ? D’un signe elle m’invite à entrer dans sa demeure prétextant la froideur matinale. Je découvre avec surprise un intérieur typiquement catalan, les meubles de styles, vieux mais cirés et d’une propreté irréprochable, un petite table rouge et des chaises à la même dimension, on dirait une maison de poupée. Sur les étagères, des porons, des vases, des vasques, et autres objets de la région. Dans le coin de la cuisine un feu de cheminée crépite joyeusement, la maison vit on s’y sent bien. J’ai perdu le sens de la parole, je suis émerveillée et mes yeux de cessent de courir sur les murs, les fenêtres tous les recoins de cette pièce. Suis-je en train de rêver toute éveillée ? Une odeur de soupe chaude titille mes narines, et réveille mon estomac, non je ne rêve pas.
La vieille femme s’assied sur un banc, taillé à même le mur et juste à côté de la cheminée, dont la hotte est un demi-cône, encore une particularité de ces montagnes catalanes. Elle me fait asseoir d’un signe de la main, et fouille dans un panier posé à côté d’elle, elle tire un ouvrage et un crochet, mes yeux s’écarquillent c’est une merveille de finesse et de régularité : un dessus de table ajouré, comme le faisait mon arrière grand mère il y a bien longtemps. Elle est presque au bout dit elle, elle n’a plus les yeux d’autrefois, et elle met un temps fou à finir ses travaux. Je suis assise dans un vieux fauteuil en face d’elle et je n’ai toujours pas ouvert la bouche, les mots se bousculent dans ma tête, j’ai un millier de questions à poser, mais je suis incapable de les formuler. Elle lève soudain les yeux vers moi, quittant un instant son ouvrage, et me dit avec un air moqueur, les yeux pétillants de malice
- alors ! Vous avez perdu votre langue ? ». Je me sens rougir de honte, elle a deviné le cahot des idées qui s’entrechoquent dans mon cerveau, et la difficulté de laisser sortir les questions une à une.
Je bafouille en mauvais espagnol :
- Mais ! vous êtes seule ici ? Lamentable, je suis lamentable.
Elle sourit d’un air narquois, amusée de l’effet produit par sa réplique. Soudain, elle se lève, je m’étonne de son agilité vu son âge plus qu’avancé, ouvre la porte et appelle :
- Rosana ! Entra ! Hace mucho frio pobrecita !
Elle s’adresse à ma chienne dans sa langue, et mon ébahissement est encore plus intense quand je vois l’animal rentrer comme si elle avait compris la phrase en espagnol et se coucher devant la cheminée, comme si elle avait toujours été chez elle. Je dois avoir l’air plutôt idiot, mais je suis littéralement désarçonnée par la situation.
Après un silence qui me paraît interminable, mon hôtesse me regarde me tendant un bol, et me dit :
- Voulez vous un peu de soupe ? Vous devez être frigorifiée par ce froid.
J’acquiesce avec un sourire gourmand, en effet, depuis mon arrivée, ce bouquet qui effleure mes narines m’a ouvert l’appétit. Je ne sais si la soupe en est la cause mais je me sens bien tout à coup, et je repose ma question bien plus clairement :
- Vous vivez seule ici dans ce village abandonné ? Toute seule à votre âge ?
Un large sourire éclaire son visage et simplement mêlant l’espagnol et le catalan allègrement, elle commence à raconter.
Elle est née dans ce village, dans une maison tout en haut, elle s’est mariée il y a bien longtemps, et petit à petit les jeunes sont partis pour trouver du travail dans la ville proche. Son mari s’est éteint ici, après une longue vie à deux, laborieuse et difficile, mais heureuse, ses fils, sont partis aux quatre coins de l’Espagne, et viennent parfois lui rendre visite dès qu’ils le peuvent. Elle a des petits enfants, qu’elle voit parfois, ils viennent en vacances au village du bas. Le village du bas, le village « neuf » comme on l’appelle ici aussi, plus accessible que l’ancien site trop escarpé.
Un rire fuse au milieu du discours :
- les jeunes n’ont plus le courage de grimper de nos jours ! ils ont leurs automobiles, et les bras maigres !
-Mais ? Pourquoi rester ici seule ? Ne pouvez-vous pas aller vivre chez l’un de vos fils, ou descendre vivre au village du bas ?
-Oh ! mon amie ! Et qu’y ferais-je ? que ferais-je à la ville sinon mourir ? Je suis bien ici, là où j’ai mes souvenirs, là où j’ai toujours vécu, je connais chaque pierre dans mon village. Ici c’est ma vie, ma montagne. Quand je me lève le matin, je vois les aigles blancs au dessus de la Roca Santa Maria, les genettes courent à même le village, les oiseaux troglodytes nichent aux abords du chemin, les rues du village neuf en bas résonnent des cris des enfants, et ici est mon sang ...
-Mais .... Elle m’arrêta net, ne voulant sans doute pas répondre à d’autres questions embarrassantes, elle ramassa les bols de soupe vides, refusant catégoriquement mon aide. Puis sans se retourner elle ajouta :
-J’ai eu une vie heureuse, je n’ai plus besoin de rien, juste d’un bol de soupe, de coton à crocheter et des images qui sont imprimées en moi.
Puis elle raconta, raconta le temps d’avant, les joies, les fêtes, les rires, les malheurs, les jours de pluie ... Elle parlait, j’écoutais, ponctuant simplement de sourires tous les mots qu’elle égrennait un à un.
Je n’ai pas réalisé le temps qui passait à écouter et boire les paroles de cette étrange femme dans ce village abandonné ; la journée est déjà très avancée, et j’ai du chemin à faire pour rentrer. Je quitte à regret cette maison si accueillante et presque incongrue de chaleur au milieu du silence. Je la remercie de son accueil et lui promets une prochaine visite.
Je reprends le chemin du retour, la tête pleine de richesses passées, de tendresse, d’amitié .... Je réalise en fait que le bonheur tient souvent à peu de choses, et que l’on passe sa vie à le chercher, que la société moderne nous fait miroiter trop d’inutilités et nous fait perdre les vraies valeurs de la vie. Le bonheur peut simplement se résumer à un bol de soupe chaude au milieu d’une glaciale journée d’hiver.
Ce bonheur de vivre, cette chaleur c’est cette catalane qui me les a insufflés, je suis revenue la voir chaque jour de mes vacances, et j’ai écouté avec passion le récit de sa vie. Je la regardais s’affairer sur son ouvrage sans jamais se lasser parlant à voix basse, comme si elle voulait que tout ne soit que confidences.
Puis vint mon dernier jour, je partais retrouver la ville et le bitume. Je lui dit au revoir, la tristesse dans le cœur je ne pouvais me détacher d’elle, elle m’avait redonné espoir dans les choses simples de la vie. Elle souriait pourtant, et me dit « on se reverra à votre prochaine visite, en attendant tenez .... » et elle me tendit un paquet.
J’ai toujours sur ma commode son ouvrage en coton crocheté et dans ma mémoire toutes les histoires qu’un jour, peut-être, j’oserai raconter