Je l’ai tuée...
Il venait de prononcer ces mots comme un juge impassible énonce une sentence glacée. L’homme se tenait debout devant moi, imperturbable et le visage inexpressif comme s’il venait de me demander le prix d’une baguette de pain. Je le regardai interloquée et devant mon silence, il me dévisagea un instant puis d’une voix calme il répéta :
- Je l’ai tuée...
Il examina ses mains longuement, les détaillant comme si elles ne lui appartenaient pas. Puis il planta son regard dans le mien et se laissa tomber sur la chaise en face de moi en silence. Je ne savais comment réagir devant cette terrible révélation, énoncée comme la plus plate des banalités.
Je l’observai un instant.
Il portait une chemisette bleue, un pantalon sombre, ses cheveux étaient clairs, presque blonds, ses yeux gris pâle respiraient la douceur et ses traits étaient fins et avenants. Rien ne semblait le différencier des autres hommes croisés dans la rue. Il me sourit et je commençai à m’intéresser à cet inconnu assis à la même table que moi à la terrasse de ce café où une foule hétéroclite et bruyante s’agitait.
- Pourquoi l’avez-vous tuée ? lui demandais-je avant même de savoir qui elle était car peut-être au fond de moi le savais-je déjà.
- A cause de son sourire... C’est étrange vous savez, mais je n’aimais pas la voir sourire comme ça dans le vide comme elle le faisait. Je savais qu’à ce moment là elle ne pensait qu’à lui et pas à moi. Alors je sentais la colère monter et m’envahir comme une vague déferlante et je la maudissais et souhaitais pour elle la pire des morts. Vous rendez-vous compte, moi qui l’adorais, je voulais la voir souffrir, se traîner à mes pieds comme un animal blessé, implorer ma pitié.
-Vous trompait-elle depuis longtemps ?
-Oh mais elle ne me trompait pas, elle n’était simplement plus à moi.
Je le ressentais jusque dans mon âme et mes mains se crispaient et mes veines se gonflaient s’emplissant de cette haine sourde qui prenait possession de mon corps. L’amour que je lui portais se transformait en haine. Oui, je la détestais dans ces moments-là !
Tout à l’heure, elle était assise devant une tasse de café, j’ai vu son regard se perdre dans le vague et cet étrange sourire a encore illuminé ses yeux et son visage, alors j’ai mis mes mains autour de son cou et j’ai serré...serré...serré...jusqu’à ce que..
Il regarda une nouvelle fois ses mains, étrangement il ne me faisait pas peur, sa détresse me touchait et ce qu’il me disait ne me surprenait pas comme si tout ce qu’il me racontait m’était familier.
Une impression insolite m’envahit soudain, tout ce qui m’entourait était si différent, si lumineux et à la fois si flou.
Devant mes yeux, des images défilaient, un salon aux murs blancs, une table basse sur laquelle une tasse bleue était posée et dans laquelle le café fumait encore.
Et sur le tapis, au pied d’un canapé de cuir sombre, je me vis, allongée. Je souriais les yeux fermés et autour de mon cou d’étranges taches bleues formaient comme un collier d’améthyste.
Agenouillé, près de moi, l’homme pleurait, il me caressait les cheveux et me parlait d’une voix tendre...
Mais pourquoi ne l’avais-je pas reconnu..?