Je suis par hasard passé dans un squat abandonné la semaine dernière. Des débris crasseux jonchaient le sol. J’ai poussé du pied un ballot de guenilles et j’ai alors remarqué qu’un bloc à écrire dépassait de la poche d’une veste. Surmontant mon dégoût, je n’ai pas résisté à la curiosité de lire :
Monsieur le Directeur des Allocations
J’ai pas l’honneur de vous connaître, vous devez être un Monsieur très bien, alors je pense que vous comprendrez parfaitement de quoi il en retourne pour ma situation qui est très compliquée.
D’abord, je suis Français par ma mère, pas par mon père qui est Vietnamien mais en fait il a pas fait la guerre du Vietnam, c’est juste un marin que ma mère a connu quand elle servait dans un bar à Marseille. Moi, je suis né à Périgueux où c’est qu’elle avait travaillé en 1977 quand elle avait rencontré le plombier italien qui est devenu mon beau-père.
Ah, je sais bien, Monsieur le Directeur, si je commence comme ça, on va jamais y arriver, mais je ne savais pas par où commencer, vous voyez, même mon état civil, il y a de quoi s’y perdre, alors les allocations...Excusez-moi, je vais recommencer ma lettre.
Monsieur le Directeur des Allocations
Excusez-moi, je ne sais pas si on doit vous appeler directeur, je ne suis jamais allé à votre bureau. Quand j’arrive dans le bâtiment, chaque fois, il y a une dame pas aimable qui me répond que vous êtes en réunion. Je comprends que vous devez être très occupé et que je vous fais perdre un temps précieux. C’est pas comme moi vous savez, parce que moi, j’ai tout mon temps puisque je suis au chômage. C’est pas que je ne veux pas travailler, notez, mais quand vous vous présentez pour un travail, vaut mieux avoir une chemise blanche et une cravate, hein, pas une veste mitée comme la mienne.
A propos, dites-voir, à tout hasard, vous en auriez pas un pour moi, un emploi, vous qui êtes un homme important ? Oh, excusez-moi, c’est sans malice, vous avez le droit de refuser. Avec tout ça, j’ai oublié ce que je voulais vous demander. Je vous salue très respectueusement.
Monsieur le Directeur des Allocations
Je vous écris pour vous donner de mes nouvelles qui ne sont pas bonnes. J’ai mal aux dents et j’ai pas d’argent pour payer le dentiste, vu que j’ai pas encore touché ma pension. Peut-être que le mandat est à la Poste, je ne sais pas, le facteur ne passe pas souvent et les jeunes ont démoli les boîtes aux lettres de l’immeuble.
Enfin, je voulais dire, c’est pas pour donner des nouvelles que j’écris, en vrai c’est que ma copine elle est enceinte. Je crois qu’elle est enceinte parce qu’elle a beaucoup grossi . Remarquez, elle ne mange que des pizzas congelées et du coca, je le lui ai bien dit que ça fait grossir. Elle est peut-être grosse, je veux dire enceinte, mais elle est peut-être simplement grosse, faudrait faire un test. Est-ce qu’il n’est pas trop tard pour demander les allocations familiales ?
Ici, l’ écriture est nettement différente, sans doute notre auteur a-t-il sollicité l’aide d’un copain lettré.
Direction des Allocations
Monsieur,
Pardonnez mon outrecuidance de m’adresser à vous plutôt qu’à l’un de vos subalternes (je gage que vous avez des subalternes, bien sûr, n’est-ce pas, dans l’administration). Pardonnez moi donc, Monsieur le Directeur, si je vous importune, mais je sais que je parle à une oreille diligente et que vous aurez la compétence requise par votre haute fonction pour démêler l’imbroglio où je me trouve contre mon gré littéralement ligoté .
Sachez-le, Monsieur le Directeur, il n’est pas dans mes habitudes d’agir avec légèreté et si j’ai pris le risque de vous agacer (et forcément, je vous agace un peu, je le sens et je le comprends) c’est que le problème que je viens vous exposer est d’une extrême gravité.
Le texte précédent a été raturé, et la page est très chiffonnée. Ce qui suit est difficilement lisible, de grosses taches brunâtres émaillent la page.
Putain, comprenez-moi, Monsieur, même si vous êtes pas le Directeur, comprenez-moi, putain. J’ai rien fait pour que vous me laissiez tomber, j’ai rien fait, je vous jure. Alors, répondez-moi, putain, dites moi au moins pourquoi vous répondez pas à mes lettres ; ça fait au moins 10 fois que je vous écris, putain, vous savez pas lire ou quoi ? un mec qui est à la place que vous êtes, forcément, il sait lire, même que vous deviez être sacrément bon à l’école. Putain, oui, sacrément bon.