Un ciel de suie écrasait la ville qui murmurait doucement dans le crépuscule tombant. Les poings aux poches, Pierre marchait le long du fleuve. En contrebas, la Garonne roulait ses eaux limoneuses et les vagues courtes de la marée montante clapotaient contre les piles moussues du vieux Pont de Pierre.
Il finit par s’asseoir sur un banc de bois et laissa dériver ses pensées au rythme du vol mouvant des goélands qui dessinaient de savantes arabesques au-dessus des flots, se disputant parfois bruyamment quelque débris arraché au fleuve.
Depuis un peu plus de six mois, sa grâce juvénile s’était teintée de mélancolie, parfois même de gravité. Certes, son caractère l’avait toujours plus ou moins prédisposé à la rêverie... « La tête au ciel et les yeux dans les nuages ! ... » ainsi que se plaisait à le dire joliment son instituteur de CM2 ! ... Mais depuis ce jour gris de décembre où sa mère était sortie de sa vie, quelque chose s’était brisé en lui...
Acheteuse à l’étranger pour le compte d’une ligne de vêtements bien connue, ses absences étaient fréquentes et la plupart du temps, c’est entre deux avions que Pierre tentait de renouer le fil de leur relation. Très attirée par l’Inde, le Népal ou bien encore le Vietnam, elle racontait ses voyages et ses découvertes avec une frénésie gourmande, une passion à peine contenue qui ne cessaient d’étonner son mari et son fils. Une lueur étrange s’allumait alors dans ses yeux gris comme si elle était déjà
repartie vers des villes grouillantes, des damiers de rizières, vers des jungles touffues et odorantes, des sommets inaccessibles assis sur leur trône de glace au-dessus des nuages...
De là à imaginer le bref message qui leur était parvenu : « Je sais que je vais vous faire du mal mais je n’y peux rien. Il y a en moi une force contre laquelle je ne puis lutter. Je suis faite pour vivre dans un de ces pays dont je vous ai tant parlé. Je ne reviendrai jamais en Europe. Sachez que je suis heureuse ainsi et que vous n’êtes pour rien dans cette décision. Mon amour vous est à jamais acquis. » il y avait un pas que ni l’un ni l’autre n’auraient imaginé franchir un jour. Et pourtant ! ....
La possibilité d’une fuite passagère avait fait long feu. Repassant en boucle les années écoulées, Vincent avait très vite compris que les mots qui dansaient encore devant ses yeux embués contenaient un renoncement définitif. Il connaissait trop bien le caractère de celle qui était en train de devenir son ex-femme, pour douter encore de ses intentions. A sa grande surprise, il n’avait pas eu grand mal à en convaincre son fils unique, comme si les absences à répétition de son épouse avaient porté en elles les germes d’une séparation annoncée. Naturellement, vingt années de vie commune ne s’effacent pas d’un revers de la main et une mère, même en pointillés, ne se range pas aussi aisément dans l’armoire aux souvenirs ! Par voie de conséquence, bien des tracas et des élancements douloureux étaient venus les assaillir...
Seul point positif : cette déchirure avait permis, si cela était encore possible, que le père et le fils se rapprochent un peu plus...
Une vie, une autre vie, s’était glissée sous l’ancienne... Tous deux avaient passé les fêtes de Noël dans un gîte isolé par les neiges de l’Aubrac, incapables qu’ils étaient de s’imposer le silence glacé de l’appartement bordelais... De longues randonnées à ski, une saine fatigue, avaient eu raison de leurs insomnies et dans la douce chaleur des flammes, au crépitement des bûches dans l’étroite cheminée de pierre, les confidences s’étaient succédé.
Pierre avait toujours éprouvé un sentiment très fort pour son père. Bien sûr, l’absence répétée de sa mère devait y être pour quelque chose, mais pas seulement. Cette dernière s’était toujours entourée d’une zone d’ombre et de mystère, se refusant à évoquer ses parents disparus, sa vie d’adolescente, incapable qu’elle était de lever pour son fils un coin du voile... Il semblait à ce dernier et surtout à présent qu’il sortait de l’adolescence, qu’elle lui volait une partie de son histoire, tel un livre précieux dont il manquerait ici ou là quelques pages...
Avec Vincent, il en allait autrement. Parce que celui-ci portait en lui le goût marqué des belles choses qui perdurent, le pouvoir inné de la transmission... Pierre savait à peu près tout de son enfance rude de petit montagnard, près de Ste Engrâce, en Haute Soule. Il n’ignorait rien non plus du grand-père berger qu’il avait rencontré une fois peu après ses huit ans lors d’un bref séjour au Pays Basque et de son attachement viscéral à ses montagnes de Soule, lien si fort que parvenir à les lui faire quitter ne serait-ce qu’une journée relevait de l’exploit ! . Vincent lui avait également narré en détail la vie humble et digne de la grand-mère, ses marches têtues par les sentiers escarpés, assurant le transport dans un immense sac à dos délavé des fromages confectionnés par le grand-père, avant d’aller les vendre dans la vallée. Elle avait admis depuis bien longtemps que la subsistance familiale était liée à sa peine et elle ne se plaignait jamais. Tout au plus, lorsque la fatigue lui courbait l’échine, psalmodiait-elle en basque une interminable prière et observait-elle une courte pause, toujours aux mêmes endroits, là où elle savait pouvoir observer à sa guise sa vallée, son village avec ses maisons attroupées autour du clocher. La seule et unique fois où elle consentit à garder le lit, ce fut pour y mourir, silencieusement et sans déranger personne ainsi qu’elle avait toujours vécu...
Vincent avait, comme l’on dit, hérité des deux côtés. De son père, il conservait, même si les aléas de la vie l’avaient expédié à la ville,
ce goût du pays natal chevillé au corps et sa mère lui avait transmis la patience et l’esprit contemplatif.
Parallèlement à son métier de journaliste à Sud-Ouest, il avait cédé voici quelques années au démon de l’écriture. Il partageait cette attirance avec Pierre à qui il ne manquait jamais de soumettre ce qu’il
venait de coucher sur les pages blanches.
Après s’être fait la main sur quelques récits ou nouvelles, il venait de passer la vitesse supérieure en entamant la rédaction d’un recueil de souvenirs qu’il avait intitulé : « Sur la terre des miens... »
Pour son fils qui appréciait ces instants précieux volés à l’appétit féroce du quotidien, il s’astreignait à peindre oralement avant que de les écrire, la splendeur inviolée de la montagne, la rudesse de la vie au grand air, la brume d’automne sur le roux des fougères, les hivers drapés dans leur pelisse immaculée, la houle profonde des troupeaux en route vers l’estive, l’appel modulé des bergers au seuil des cayolars de pierres sèches... L’adolescent s’enfuyait alors sur les ailes de rêves improbables, vers ce pays de force et de fierté comme s’il entrevoyait confusément qu’il pourrait être un jour le sien...
A la rentrée de janvier, la vie de tous les jours avait repris son cours tant bien que mal : pour Pierre, la classe d’hypokhâgne du lycée Michel Montaigne, les juniors du CA Bègles rugby avec les entraînements et les joutes parfois rudes du samedi après-midi sans oublier les yeux de velours noir de Maéva, son amie de cœur, et la chaleur soudaine qui montait tout à coup lorsqu’ils se posaient sur lui... Pour son père, le journal, la rubrique à tenir, le scoop à espérer... en attendant l’heure de retrouver le 36 de la rue des Cordeliers et son fils pour une nouvelle soirée en tête-à-tête... Avant un autre tête-à-tête rituel avec la même page toujours blanche de son livre en chantier. Depuis ces jours gris de décembre, les mots se refusaient à lui, bloqués dans quelque
désert de glace ou enfuis eux-aussi vers un horizon lointain...
L’hiver avait passé, morne et brumeux, auquel avait succédé un printemps brutal avec des matins de cristal, des bouffées de vent tiède, des giboulées rageuses et des éclaboussures de soleil. Mai s’épanouissait à présent au souffle de la Garonne qui apportait avec elle des relents de sel, d’herbe neuve et de terre mouillée.
Pierre fut tiré de sa rêverie par le grelottement de son portable.
Pierre Irribarry ?
Oui c’est moi !
Ici le SAMU 33 ! Votre père a été heurté par une voiture en traversant la rue. Il vient d’être transporté dans un état sérieux au CHRU. Nous avons trouvé votre n° de portable dans son portefeuille. Je pense que vous devriez venir rapidement à l’hôpital. Veuillez nous excuser de la brutalité de cette nouvelle, mais vous comprendrez que les conditions l’exigent...
Des murs ripolinés de blanc, un interminable couloir carrelé, des portes entrouvertes révélant des patients allongés, des odeurs pharmaceutiques qui flottent dans l’air... Pierre s’imprègne de l’atmosphère particulière des lieux. Tout au bout sur une large porte vitrée en verre dépoli, un panneau dissuasif : Soins intensifs. Entrée interdite. Dans le bureau encombré, contigu à la porte, il est reçu par le médecin de garde, un homme d’une quarantaine d’années au large front soucieux et au regard clair derrière de fines lunettes à montures dorées.
Je ne vous cache pas, jeune homme, que l’état de votre père est relativement ennuyeux. Un choc violent à la tête, l’a, pour l’heure, plongé dans un coma profond. Suite aux divers examens que nous venons de pratiquer, il semblerait que ce traumatisme crânien soit la seule blessure dont il souffre...
Le jeune homme fait un effort violent pour refouler l’émotion qui est en train de l’envahir. Il parvient à balbutier :
- Et... Et comment cela peut-il évoluer ?
L’évolution dépend d’un certain nombre de facteurs qu’il serait fastidieux de développer ici. Cette situation peut perdurer trois jours, dix jours ou davantage... On ne peut raisonnablement fixer un délai. Tous les soins nécessaires lui sont actuellement prodigués. Il faut rester optimiste et laisser faire le temps... Votre mère est-elle prévenue ?
Pierre baisse la tête, contraint d’avouer la situation actuelle de sa famille et le vide insondable dans lequel ce nouveau coup du sort le plonge aujourd’hui. Le médecin a un regard compatissant pour le jeune homme au regard noyé qui lui fait face. Il se lève et lui pose la main sur l’épaule :
Je comprends... Ce n’est pas simple pour vous. La vie a parfois comme cela des ruades contre lesquelles nous sommes désarmés. Quoi qu’il en soit, essayez au plus vite de trouver une aide dans le deuxième cercle familial. Vous pouvez également solliciter l’appui d’une assistante sociale... Voyez en bas à l’accueil. Et puis, tenez, je vais vous donner mon n° de portable personnel. En appelant après onze heures, de temps à autre, je pourrai vous donner des nouvelles fraîches, ce qui vous évitera de venir tous les jours... En attendant, je vais vous conduire auprès de votre père. Mais cinq minutes pas plus !
Pierre est affalé sur le cuir vert du canapé du salon. La nuit tombante a réveillé ses tourments. L’appartement familier lui semble étranger, habité qu’il est par des images violentes qui sarabandent dans sa tête : une ambulance aux sirènes hurlantes, le corps inerte de son père sous le drap immaculé qui ressemble à un linceul, la sonnerie lancinante du moniteur avec en surimpression la silhouette de sa mère, floue et lointaine... Encore si Maéva était là ! Oui, mais Maéva connaît-elle seulement les replis secrets de son cœur ?
Il y a une heure, il est parvenu à joindre son grand-père au téléphone. Mue par un irrépressible besoin de se confier, une lave brûlante est sortie de ses entrailles. Tout, il a tout raconté à ce grand-père presque inconnu : ses frustrations, ses angoisses, ses questions...
Et le miracle s’est produit. Loin de l’image quelque peu surréaliste du vieux berger bougon dans laquelle, faute de pouvoir mieux le cerner, son petit-fils l’avait enfermé, l’aïeul avait su trouver les mots apaisants qui coulaient tel un onguent sur les blessures récentes. Le timbre grave, un peu voilé, résonnait encore pour lui :
Pierre, mon garçon, accroche-toi aux branches ! Le malheur a remporté la première manche, il est hors de question de lui laisser le champ libre pour la suivante. D’abord, tu vas mettre les bouchées doubles pour finir ton année comme il se doit. Tu sais aussi bien que moi que le redoublement n’est pas autorisé... Tu es étonné, hein, qu’une vieille baderne comme moi soit au courant de ces choses là ? Et bien figure-toi que ton père, même s’il ne te l’a jamais avoué, n’a jamais laissé passé une semaine sans me donner de vos nouvelles. L’an dernier, il est même allé jusqu’à m’offrir un portable pour que nous puissions rester en contact permanent ! Un portable à mon âge, au milieu de mes moutons, tu te rends compte ! Et puis quoi ! Mes bestioles et mes fromages me laissent des loisirs, tu sais ! Ajoute à ça que je ne suis pas aussi vaillant qu’avant ! Oh non ! Alors, je lis, je m’informe, j’essaie de rester à flot... Je me replonge pour un temps dans mes songes impossibles...
En repensant à ces mots simples et forts venus d’ailleurs, Pierre en frissonnait encore... Le grand-père avait poursuivi :
Il te reste à peine un mois de classe. Il faut que tu tiennes le coup, petit ! Y compris quand tu rends visite à ton père. Il paraît que, du fond de leur nuit, les blessés dans le coma sont encore capables de ressentir les émotions de ceux qui viennent leur tenir la main... De toute façon, dès la mi-juin, si aucun signe de réveil ne s’est manifesté, nous prendrons une décision. Pourquoi pas un transfert de ton père vers Pau ou Oloron ? Ce serait quand même plus commode pour nous rendre à son chevet, je dis « nous » car j’aimerais tant que tu viennes me retrouver et que nous passions l’été ensemble ! ...Tu m’entends ? Tu es d’accord ?
Comment aurait-il pu répondre par la négative à une telle proposition ? Aurait-il dû s’éloigner de la lumière qui venait de naître au
cœur de la nuit ? Il fit un violent effort sur lui-même pour échapper aux maléfices du canapé et, soudain porté par une onde positive, se dirigea vers la cuisine pour préparer son modeste repas du soir.
Le voyage vers les hautes terres avait pris les formes d’un interminable périple... Jusqu’à Pau, rien de particulier si ce n’est la monotonie d’un trajet ferroviaire ordinaire. Ensuite, Pierre avait dû grimper dans un bus d’un âge respectable où la touffeur de l’été naissant n’était tempérée par aucune climatisation. De plus, les arrêts étaient fréquents et passé Oloron, l’abord des marches pyrénéennes avait rendu la route nettement plus accidentée : de raides descentes succédaient à des montées qui l’étaient tout autant, des virages serrés s’enchaînaient...
Sans doute, ce rude pays se mérite t-il ? avait pensé fugitivement le garçon alors que le véhicule gémissait en abordant un nouveau raidillon.
Peu après Licq, la chaussée était devenue extrêmement étroite et tourmentée. Chacun avait senti confusément que la porte d’un autre monde, plus haut, plus secret sans doute aussi, venait d’être franchie. Insensiblement, la magie de la montagne avait opéré : une gorge ombreuse et profonde où cascadait un torrent escortait la route sur la droite, des croupes aux flancs rocheux haussaient leurs fronts de verdure piquetés de troupeaux vers le soleil de juin tandis que dans le ciel d’un bleu dur, dérivaient inlassablement de grands rapaces aux ailes écartées. Ce n’est qu’au dernier virage, que Ste-Engrâce, autour de sa collégiale
médiévale et de son église massive, s’était enfin livrée.
Dès sa descente du car, Pierre avait eu comme un éblouissement : grand-père Louis était là, planté devant lui, qui lui ouvrait les bras... Il sentit l’étreinte des bras noueux, les mains calleuses, une joue de cuir râpeux qui pressait la sienne... Un étrange bonheur le submergea...
Déjà le vieil homme se reculait, le tenant à bout de bras pour mieux le détailler.
Mon petit-fils ! Enfin tu me reviens ! ... Je me languissais de toi...
Exactement comme s’il ne l’avait pas encore découvert, Pierre remarqua le visage buriné, les cheveux de neige qui le couronnaient et les prunelles d’un bleu d’émail où brillaient quelques perles... Tel un barrage qui cède brusquement, les larmes envahirent à leur tour les yeux du garçon.
Le vieux le reprit dans ses bras, lui tapota affectueusement la nuque et reprit d’une voix altérée :
Viens petit, viens ! La maison est là tout au bord du gave...
Juillet coula paisiblement sur la vallée et les montagnes qui ronronnaient sous l’haleine tiède du vent d’Espagne. Un lit de long séjour avait pu être mis à disposition de Vincent dans un service de l’hôpital d’Oloron. Chaque vendredi après-midi, Louis et Pierre, empruntant le même véhicule antédiluvien qui avait conduit le jeune homme jusqu’ici, se rendaient à son chevet.
Ils en revenaient chaque fois un peu plus désabusés car aucun des prémices d’un réveil imminent ne se manifestait. Vincent conservait sa rigidité de pierre que rien ne semblait pouvoir interrompre. Les paroles des médecins du service procédaient toujours du même laconisme désarmant : « Etat stationnaire... Rien de nouveau... Il faut rester confiant... Cela peut être très long... Pierre en arrivait à redouter ces visites hebdomadaires débouchant immanquablement sur un vide qui, il en avait conscience, grignotait insidieusement son espoir...
D’autres journées d’un été à nul autre pareil, s’étirant sans fin au cœur des pâturages, en compagnie de son grand-père, lui semblaient, par comparaison, nées d’une source fraîche, d’une fontaine vivifiante à l’aube rose d’un jour nouveau... La surveillance des bêtes qui s’égaillaient au long des drailles semées de perles noires, la traite des brebis au soleil déclinant, l’emprésurage du lait et la confection des tommes au matin du jour suivant, ménageaient, ici ou là, des plages de
liberté que le grand-père ne manquait pas de mettre à profit pour questionner Pierre sur une vie citadine que ses expériences personnelles ne lui permettaient guère d’entrevoir...
En échange, parfois même en tournant sa cuillère de bois dans quelque mystérieux ragoût dont les effluves complexes taquinaient les narines, il se laissait aller aux confidences... Et les mots coulaient, coulaient, avec cette faconde intarissable qui vient parfois spontanément aux personnes dont la solitude est le lot quotidien ! ...
Elles atteignaient Pierre au plus profond, faisant naître en lui des images aux couleurs amorties des choses oubliées : recrées pour lui, défilaient les montagnes d’avant les routes et les touristes, intactes dans leur splendeur originelle, la solitude acceptée de la vie pastorale, les gestes et les appels sans cesse renouvelés, la figure ascétique d’une grand-mère au caractère d’acier trempé, reine sans couronne des sentiers montagnards, un petit garçon à la mine décidée et au regard volontaire qui trotte dans ses pas et s’accroche à son ombre... le tout porté et soutenu par de puissantes odeurs de caillé, de suint, de terre rouge, de rochers grillés au soleil, avec des soupirs descendus des sommets, des murmures d’eaux vives, des bruissements d’insectes, des nuits heureuses sous les étoiles crépitantes du plein été... Ce nectar subtil, ce miel ambré des origines, Pierre les recueillait avec gourmandise. Le soir venu, sur la table bancale de sa petite chambre ou sur le foin odorant d’une couche rustique, il se les réappropriait.
Alors seulement, sans redouter le parjure ou l’intrusion, il se laissait aller à ouvrir le manuscrit de son père... Les mots devenaient phrases, les phrases s’enhardissaient jusqu’à combler le vide douloureux des pages... Pour un instant, le fil d’Ariane entre un esprit en sommeil et un autre en allégresse de création était renoué...
Les jours coulèrent... Déjà septembre incendiait de bronze et d’or les hautes terres. Dans la rouille des fougères, dans la brise fraîche des matins mouillés de rosée, dans les couchants qui viraient au jus de fraise,
dans les premiers vols de palombes traversant les matins clairs, se devinait l’automne... La saison des paissances touchait à sa fin et bientôt les troupeaux en longues files aux sonnailles mêlées retrouveraient leur vallée et leurs étables tièdes... Bientôt aussi reviendrait le temps de la ville et des études...
A ce tournant de l’année où les saisons se chevauchent et hésitent, assis sur un rocher encore tout chaud du soleil du jour, le dos aux planches de la cabane, en compagnie du grand-père qui s’enveloppait dans les volutes bleues de sa pipe, Pierre sentit monter le besoin impérieux d’un constat et d’une promesse...
Tu sais grand-père, cet été aura été, comment dire ? ... comme la pièce manquante d’un puzzle, celle que l’on cherche depuis longtemps, celle dont le vide accroche le regard bien plus que la présence de quelques centaines de ses semblables... Grâce à toi aujourd’hui, elle est en place et pour toujours... Avant de regagner Bordeaux, je voudrais t’avouer quelque chose qui m’est apparu comme une évidence depuis que je partage ta vie : ma place un jour sera ici. Je ne sais sous quelle forme, l’avenir nous le dira peut-être, mais pour moi, c’est bien plus qu’un souhait, c’est une certitude majuscule, un passage obligé... ..
La belle tête chenue du vieux s’appuya un peu plus à la paroi de sapin tandis que sa main droite venait enserrer avec force le genou de son compagnon. Dans la nuit violette qui se posait sur la montagne, Pierre reprit d’une voix émue :
Ce n’est pas tout ! Le condensé de ce que tu m’as patiemment révélé au fil de nos jours en commun, j’ai fait l’effort de l’écrire dans le manuscrit de papa. Si tu savais comme, dans ces moments-là, j’étais près de lui ! ... Bien plus près, en tout cas, que lors de nos visites calamiteuses... Il reste deux pages au cahier. Elles t’appartiennent. Avant mon départ, je serais tellement heureux que tu puisses y écrire quelques phrases, un peu comme si tu passais le vernis sur le puzzle ! ...
Derrière les montagnes, dans la plaine que l’ombre habitait déjà, sous la veilleuse bleue d’une anonyme chambre d’hôpital, l’enregistreur cardiaque qui ronronnait paisiblement changea tout à coup de rythme en même temps qu’un tressaillement soudain agitait les paupières closes du patient sous son drap...