Je suis au bar. Comme d’habitude ! Il fait froid et je bois un truc vieux comme le monde. Un Viandox. Une sorte de soupe dont j’ai cru entendre dire un jour que c’était fait avec des os calcinés. Je n’en sais rien et puis même, je m’en fous. C’est pas très bon en fait mais ça réchauffe. Bien. Je ne connais pas grand chose qui réchauffe autant que ça en fait.
A mes côtés, deux types frigorifiés de même qui en sont au calva.
Merde ! Ca y est, je ronfle ! Tout le temps, toutes les nuits.
C’est le plus gros des deux qui parle.
Ben quoi ? C’est rien ça !
Mais si ! Avant je ronflais quand j’étais bourré. Ou enrhumé. Maintenant c’est toutes les nuits. Plus même, dès que je m’assoupis rien qu’un instant.
Mais c’est rien ça !
Si ! Ma femme m’a dit « Chéri, tu ronfles » et, comme je la connais, ça veut dire « Chéri, tu gonfles » ! Et moi j’ai rien à répondre à cela. Et puis, jusqu’à ce qu’elle me le dise, je le savais pas. Puisqu’il faut que je dorme pour ronfler ou plutôt parce que je ne ronfle que lorsque je dors !
Ben oui, c’est sur !
Une première fois, elle m’a dit, donc, « Chéri tu ronfles ». Et puis les jours d’après, c’était « Chéri, t’as encore ronflé ». Et elle me dit que ça l’empêche de dormir. Et j’ai beau m’excuser, j’ai beau lui dire que rien en moi ne fait exprès de ronfler, je sais qu’elle est sur le point de partir.
De partir ?
De me quitter !
Ah ! La vache !
Elle va partir avec les gosses, c’est con ! Je les aime bien les gosses ! Ils sont sympas en plus.
...
Elle va s’enfuir.
Mais non, elle va pas te plaquer pour ça ?
Mais si ! Enfin, peut être pas que pour ça, mais c’est un catalyseur ! Y’a certainement d’autres trucs mais, à mon avis, ça joue terriblement. Je crois qu’elle va en profiter.
Les verres se sont vidés. D’un doigt très las, le gros type fait signe au garçon de remettre ça.
Et après ! Je vais être seul. Avec mes putains de ronflements ! Peut être que les voisins m’entendront aux aussi. Et que je gênerai leur sommeil peu profond de voisins. Et comme ils sont très polis, parce que très vieux, ils ne diront rien. Et ils s’en iront aussi. Peut être même à tout jamais...
Mais non, les ronflements ont jamais tué personne !
Je n’ai pas dit ça ! N’empêche que ça m’angoisse un peu. Parce que je peux bien me retenir. De dormir je veux dire. Mais il faudra bien que j’y passe un jour, sinon je vais être HS très vite. Dormir donc emmerder le monde avec mes bruits terribles.
Bon, disons qu’elle me quitte, disons qu’elle s’enfuis, disons que je me retrouve seul, un temps. Viendra le jour de la reconquête. Je rencontrerai une autre femme à qui je plairai et qui m’envoûtera, et m’invitera à ne plus penser qu’à elle. Au début, pas de problème, nos nuits seront blanches. Ou bien incomplètes. Je rentrerai chez moi à l’aube, assez tard, assez tôt, pour pouvoir acheter des croissants dans la première boulangerie ouverte.
Mais ensuite ?
Ben oui, ensuite ?
Elle trouvera bizarre que jamais je ne dorme avec elle. Elle pensera que je fuis quelque chose. Que je ne tiens pas assez à notre relation ou que je ne veux pas aller plus loin... Donc, disons que je dors avec elle. Une nuit. Nous faisons l’amour, comme avant. Elle est heureuse. Elle est joyeuse. Disons que nous recommençons. Elle trouve cela vachement bien, et moi aussi. Je crois même que je l’aime. Alors je me laisse aller. Et elle se blottit contre moi. Et je m’endors, du sommeil du bienheureux... Forcément, je ronfle ! Et elle me jette. Sur l’instant, avec mon pantalon échoué brutalement sur le pallier. Plus doucement en ne répondant plus à mes appels, en me laissant deviser avec son répondeur, en étant toujours très occupée lorsque j’ai envie de la voir, ... Il faut la comprendre. Son merveilleux amant transmuté en usine sidérurgique...
Merde, c’est logique ! Terrifiant !
C’est pourquoi je suis angoissé.
J’avoue qu’il y a de quoi !
Alors je vais voir un docteur. Bientôt !
Il va te donner des médicaments ...
Inutiles ou bien il me proposera de m’élargir la gorge ou je ne sais quoi ? Et ces remèdes tiendront un temps.
Pourvu que ce soit là que je rencontre cette nouvelle femme ! Pourvu qu’elle sache rapidement découvrir et aimer tout le reste, ces merveilleuses qualités que j’aie. Pourvu qu’elle ne puisse plus s’en passer avant que tout le bazar recommence.
Parce que je ne veux pas finir seul et sonore !
Le gros paie les tournées et s’en va. Son copain reste un peu. Comme s’il méditait.
A un moment il se tourne vers moi. Il me regarde. Je le regarde. Il sait que j’ai tout entendu. Je dis :
Moi aussi je ronfle. Ma femme met des boules Quiès. C’est pas si grave , non !
Non !