Dans ce train de banlieue, je crois la reconnaître. Elle est encore sur le quai et s’apprête à monter dans le wagon suivant. Puis elle se ravise et, comme par une magie que je trouve détestable, se pose juste en face de moi. Elle est toujours un peu gauche, pas très jolie. C’est comme ça que je l’ai connue, il y a de cela … quinze ans, au moins.
En prenant place elle heurte les genoux des gens bien installés, sans même s’excuser.
Elle était un peu rude, ça a du lui rester.
Assise, elle me regarde droit dans les yeux, longuement. Puis elle hésite un temps et s’écrie :
- Non ! Je crois rêver !
Jamais s’écrier n’a jamais été aussi près de « hurler sauvagement », tant et si bien que d’un geste unanime et unique, magnifique, coordonné, chorégraphié presque, l’ensemble des voyageurs habitués à cette ambiance feutrée si particulière des lieux où l’on est mal assis et au brouhaha inaudible de multiples tranches de vie à peine chuchotées, se tournent vers nous.
- C’est pas vrai ! C’est bien toi ? Patrick !
Et elle me tombe dans les bras, ou plutôt elle s’affale indignement sur moi pour m’embaver les joues et les tâcher de son rouge à lèvres trop étincelant.
Je me dégage d’elle, comme on le ferait d’un ours, avec force mais précaution.
- Euh ! Je crois bien que c’est moi, mais moi, c’est Philippe !
- Ah bon ? Tu ne t’appelait pas Patrick, avant ?
- Euh ! Non. En fait je ne crois pas.
Elle m’agace, elle m’agace, elle m’a toujours agacé.
- Mais peut-on être sûr ?
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J’ai essayé l’humour, pour la désarçonner. Mais elle ne rigole pas, elle ne cille même pas. Je ne suis pas persuadé qu’elle ait bien compris.
Ma voisine – une petite blonde adorable que je regarde avec envie tous les matins depuis trois ans - si ! Sous cape elle se marre franchement.
- Attends, dit elle, avant de se moucher franchement dans un kleenex vieux et tout recroquevillé. Ca fait du bien par où ça passe !
Elle a une voix de stentor.
- Philippe ! Oui, bien sûr ! Philippe. Je devrais m’en souvenir, que je suis bête ! On n’aurait pas couché ensemble ?
Toutes les têtes du wagon attendent ma réponse. Leurs yeux me fixent. Il faut que je dise quelque chose. Il faut que je l’enfonce, ou bien m’avouer vaincu.
Ils attendent impatiemment soit que je l’assassine, soit que je me suicide.
- Euh ! Non, pas vraiment, enfin, je crois.
Son gros index droit essaye de s’enfoncer dans une narine trop petite. Je me dis qu’il ne pourra jamais entrer. Jamais ! Pourtant il y parvient et y va à la pêche de déchets improbables. Il rentre, fouille, ressort, s’exhibe, rentre, fouille, …
- Mais si ! On a couché ensemble ! Bien sûr ! C’était chez qui déjà ?
Avec les mains à plat j’écrase une pâte invisible plusieurs fois.
- Si tu veux bien parler plus bas.
Je chuchote presque. Elle hurle :
- Ben pourquoi ?
- Parce que les autres n’ont pas besoin de savoir !
- Ah bon, y z’ont pas besoin de savoir qu’on a baisé ensemble ?
- Chut ! S’il te plaît. Bon ! Je ne suis pas sûr mais, enfin, je pense, je pense que si ça c’est passé, c’était chez Manue.
Elle jubile comme un stade dont l’équipe minable vient de marquer un but :
- Ouais, ah ! Tu vois, mon salaud, tu le dis ! On a couché ensemble chez la Manue !
- Arrête !
- Ben quoi ? Je me souviens bien maintenant. Tu m’as vraiment baisé chez Manue.
Et elle s’adresse à une cantonade partielle :
- C’est naturel de niquer chez Manue, non ?
Je chuchote plus encore.
- Écoutes ! Moi je suis presque sûr qu’on n’a pas baisé. Jamais !
- Ah ?
- Je crois que je t’ai tripoté les seins et puis un peu le sexe aussi, mais on s’est arrêté là.
- Ah bon ! Et pourquoi on n’a pas baisé alors ?
- Je ne me souviens plus.
- Pourtant j’étais déjà super bonne à l’époque. C’est comme ça que vous disiez : « Pascale elle est super bonne ». BAB vous disiez, avec tes potes. Bonne à baiser !
- Arrête !
- Et puis j’étais déjà plus toute neuve déjà. J’avais de l’expérience. C’est … euh ! Comment y s’appelait l’autre crétin là … Un nom grec ? Démis ?
- Denis
- Ah ouais ! Lui y m’avait déjà baisé, et bien, pas comme certains.
Je ne sais pas quoi dire. Je ne sais pas comment m’en sortir dignement, si tant est que cela soit encore possible. Est-ce que je peux avancer le fait que, déjà bourré, j’étais défaillant ? Non ! Il ne me semble pas que j’ai été si rond ce soir là. Plus j’y pense et moins je m’y retrouve. Peut-être qu’à cette époque, déjà, encore, elle était très conne et que les connes, ça ne donne pas beaucoup envie ? Mais est-ce que je peux lui dire ça :
- T’étais déjà trop conne !
Elle me fait un peu peur. Peut-être qu’elle peut me frapper ? Me faire mal ? M’étaler, m’étourdir, me battre, m’éclater, me laisser quasi mort devant ces gens qui me croisent chaque jour et, pour cela, au moins, m’estiment, ne serait-ce qu’un peu.
Je la sens, ici, capable de tout. De tout !
Qu’est-ce que je peux trouver comme sortie honorable ?
Je cherche de longues secondes et trouve enfin un petit quelque chose.
Alors, je m’approche, tout prêt, collé à son oreille, pour une confidence, ultime, impériale, définitive. Je ne chuchote plus, je murmure :
- Euh ! Tu vois, à cette époque, je ne savais pas trop où me situer, enfin, tu vois, entre les garçons et les filles, tu vois, alors je faisais des essais, à droite et à …
- T’es pédé ?
Ce n’est pas un cri, pas même un hurlement. C’est un assourdissement, le décollage raté d’une fusée Titan, avec l’explosion.
- Non ! Bazar ! C’est vrai ? T’es pédé ? J’y crois pas !
Et, sur l’air des lampions, adulée, enfin, par la foule attristée des voyageurs moqueurs…
- Il est pédé, eu… Il est pédé-é.
- Chut ! Chut !
- J’y crois pas ! Pédé !
Quelle idée désastreuse que j’ai eue là. J’aurais mieux fait de dire que j’étais monocouille ou scrofuleux ou même syphilitique, attiré par les mouches, les grenouilles ou Satan, par les vieilles ou les profs de maths, quelque chose d’abscons mais pas ça !
D’un geste pas trop brusque j’essaie de la faire taire en plaquant sur sa bouche une main pourtant ferme. Et même comme cela on entend, haut et fort :
- Im ééé é ! im éééé !
Par malheur, nous arrivons là dessus en Gare du Nord et je n’ai pas le temps de nier, enfin, de me défendre. Et quand je sors du train, tout petit et fuyant, alors qu’elle me suit en se gondolant sans arrêt, en pleurant de rire, le wagon tout entier me regarde comme si j’étais un traître, à l’exception notable d’un petit moustachu, aperçu mille fois, au visage sympathique, qui, je le vois, je le crois, me fait un doux clin d’œil.
Ca y est, je vais être, je suis, je deviens, le pédé honteux du huit heures quarante et une, celui qui cache son jeu, celui qu’on croyait… « normal », alors que c’est un pervers qui, peut-être, qui sait, se tape des garçonnets au fin fond des toilettes, entre Ermont et Cernay.
Eh ! Oh ! Attention ! Je suis sûr qu’il n’est pas dégueulasse, ni honteux, ni terrible, ni rien de négatif, d’être homo. Cela m’apparaît même être vachement bien. Vachement fort, terrible, super, extra, génial, enfin, quand on est un homme qui aime les hommes et qu’on éprouve pour eux un amour gigantesque et un désir fou, irrépressible.
Mais cet attrait, cette passion, cette folie ultime, dévastatrice et superbe, incroyable, c’est pour les femmes que je l’aie. Les femmes, toutes les femmes ou presque. Ces êtres humains qui possèdent un vagin, un clitoris, des petites et grandes lèvres, des seins proéminents et doux aux tétons érectiles cachés sous des dessous en dentelle du Havre, en soie de Chine pure, en coton mayennais, balconnets infernaux, brésiliens indomptables, petits bateaux blanchis à l’aune des années…
Je ne sais pas, j’ai du mal à imaginer quelle serait ma réaction devant une bite, un sexe d’homme dressé, qui ne soit pas le mien.
Du dégoût, de la peur, un grand rejet glacé ? Mais pas de l’attirance ! J’en suis sûr !
Je suis grillé ! Grillé ! Grillé pour rien.
Je ne peux désormais plus draguer dans ce train, faire mon œil de biche à ces êtres sublimes qui le peuplent chaque jour. Mon train, mon doux vivier charmant de secrétaires accortes et cocues (il suffit d’écouter, beaucoup d’entre elles le sont et le sentent, le savent, le racontent), de vendeuses fraîches et tendres, d’employées de bureau aux charmes promotionnels, d’étudiantes qui rêvent de sujets bien réels et de mères affolées qu’on puisse encore un peu les regarder ainsi.
Alors je marche, je marche vite, pour m’échapper et pleurer, peut être.
Je marche vers le RER, je descends les escaliers sans penser, sans espoir, sans devenir aucun. Je n’entends plus de bruit, je ne ressens plus rien. Je veux m’enterrer et ne mourir qu’après.
Je suis déboussolé. Je ne trouve plus mon quai, ma voie, mon chemin. Je reste interdit au milieu de cette foule qui m’est soudain très étrangère.
Sans raison je me tourne et …
Je retombe, nez à nez, face à elle, mon ennemie, mon blâme, la raison de ma perte.
Je la repousse un peu, trop doucement, je tremble, j’aimerais l’enchâsser dans une pile de pont, lui couler de la lave au pieds du Stromboli, l’écorcher vive sur une place de Grèves, reconstruite pour elle, la massacrer comme des lions des vierges très bigotes.
- Qu’est-ce que tu veux encore ? Dégage ! Fous moi la paix !
Et je pars, sans courir.
- Attends.
Je lui fais face.
- Quoi ?
- Il faut que je te dise… Je… je ne comprends pas.
- Tu ne comprendras jamais rien !
Elle me voit pleurer et s’approche doucement.
- Viens, je t’offre un café.
Je suis dans un tel état que je me laisse traîner.
Puis je parle, je lui dis tout, tout ce qu’elle a brisé.
Elle ne rit plus.
Elle me console.
Elle passe son grand bras autour de mes épaules frêles.
Ses doigts caressent mes cheveux.
Et je m’aperçois qu’elle change, qu’elle n’est plus du tout la même.
Sa voix est maintenant douce et sucrée.
Elle me dit que tout cela n’est rien et qu’il me suffit de changer de wagon, de changer de train, de laisser passer du temps, que la mémoire des hommes sera tuée par la masse, la masse des visages, la foule des regards, le nombre et l’infini des personnes et des heures.
Même si je n’y crois, cela me fait du bien.
Puis nous parlons de nous, elle d’elle et moi de mes livres qui comptent plus que le reste, oui, finalement !
Elle dit qu’elle les a lu, tous, et que si elle m’a reconnu, c’est par ma photo en quatrième de couverture, toujours la même, depuis dix ans et que je n’ai pas trop changé, juste quelques cheveux blancs, et encore.
Enfin, je lui demande :
- Mais pourquoi ? Pourquoi tout ça !
- Ecoutes, je ne t’en veux pas vraiment mais …
- Vas-y !
- Lorsque tu allume une fille, une fille comme moi, comme je l’étais alors, qui a du mal à dire qu’elle aime et à être aimé, à être désirée par un type qu’elle désire, lorsque tu as tes mains sur ses seins, tes mains qui les font bouillir, quand tu as ta langue qui irradie sa bouche et ton corps qui embrase son corps, lorsque, en plus, tes câlins se font très importants et qu’ils vont jusqu’à envahir son sexe, ne la laisse pas tomber au milieu de ses rêves pour aller baisouiller sa copine plus belle ! Jamais !
- Oh ! Putain !!! J’ai fait ça ?
- Ouais m’sieur !
- Aie ! Quel salaud !
- Tu l’as dit.
- Quel con !
- Enflure !
- Quelle bille !
- Enculé !
- Ah non ! Ca non !
- Ordure ! Crétin !
- Oh ! Ca va oui !
- Oui, ça va mieux ! On s’embrasse ? Mais gare à tes mains !