- Hum ! Vous écrivez un livre ?- Comment ?Le papy se penche vers moi par delà l’allée centrale, un papy au nez fort qui roule sa casquette écossaise entre ses mains.- C’est un livre que vous écrivez ?- Heu !Je lève le nez de mon carnet et reste le stylo en l’air.- Oui ! Enfin non ! Un peu !J’ai souvent des difficultés à décrire ce que j’écris, mon "travail". D’habitude, j’appelle ça mes "petites conneries".- C’est bien d’écrire. Tout le monde devrait pouvoir le faire.- Ben ! C’est pas très compliqué.- Moi, par exemple, je pourrais pas.- Ah bon ?- Non, j’ai essayé mais ça ne vient pas.Alors je lui dis qu’il faut avoir des choses à raconter pour que ça marche. Bien écrire c’est avoir une bonne histoire, une bonne histoire et une bonne histoire. Après, normalement, ça vient tout seul.- Bon, ce sera peut-être pas un Goncourt mais...La technique, je le rassure, n’existe pas vraiment. Ce qu’il faut c’est aimer la bonne histoire que l’on veut raconter et la chouchouter, comme une femme, comme un enfant.- Oui, d’accord mais, des choses à raconter, moi, j’en ai. J’en ai plein.- J’en suis sûr !Une jeune femme, vient de monter dans le train à Cernay (ligne Paris-Pontoise) s’assied en face de moi. Elle est plutôt jolie, avec des yeux très clairs. Le train redémarre à peine qu’elle sort une trousse de maquillage et se repeint sans grand talent mais consciencieusement.- Par exemple, je voulais raconter l’histoire d’une famille, enfin, d’un enfant et des gens qui l’entourent. Un soir, à table, pendant la soupe, le père se lève et récite "La mort du loup" de Vigny. Et juste après le dernier vers...
"Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler"
... il prend son manteau et quitte la maison.Comme je ne suis pas un spécialiste de la poésie romantique, je hoche la tête.- Autour de la table, tout le monde est surpris. Mais on termine le repas et on va se coucher. Le père ne revient pas. Au matin, il est passé sous un train.Le papy regarde par la fenêtre.- Tenez, pas loin d’ici !- Hé bien !- Donc, le lendemain, on le cherche partout, dans la famille, chez les amis, à son travail. Personne ne l’a vu, forcément. C’est la gendarmerie qui vient annoncer la nouvelle en début d’après-midi. Le père s’est suicidé. Le curé refusera de le bénir et de le mettre en terre. A cette époque là, l’Eglise était comme ça. C’est terrible pour la famille qui, presque immédiatement se déchire. Et ce que je voulais écrire c’est comment les membres de cette famille en viennent à se détester autour de la mort du père.- C’est une bonne histoire !- Oui !- Et vous n’arrivez pas à la raconter ?- Non !
Pourtant il continue. Tout cela est très clair, très bien narré. Deux jours après, en écrivant ce texte sans avoir pris de notes sur le coup, je ne peux oublier les détails.- Ma mère traite mon père de salaud et dit fréquemment qu’il allait voir les putes, qu’il avait honte et que c’est pour cela qu’il ...- Vous avez dit "ma mère" et "mon père" ? Je ... Ce n’est pas de la fiction ???- Non ! Non non ! C’est mon père qui s’est tué ! J’avais dix-sept ans.- Oh ! Pardon ! Je croyais que c’était une histoire !- C’est mon histoire, et celle de ma famille.Le train s’arrête en gare et un flot de passagers entre et sort du wagon. La jolie fille salue un joli garçon et va discuter plus loin avec lui. En face de moi le fauteuil est libre et je propose à papy de se rapprocher.Je le regarde mieux.Il a ... soixante dix, soixante douze ans. Son visage est assez lisse et ses yeux sont bleu-verts. Il dégage une certaine bonhommie et laisse, sur certaines phrases, échapper une pointe d’accent parigot, tête de veau. Je l’imagine facilement marié depuis des lustres avec un petit bout de bonne femme à cheveux blancs qui porte des bigoudis pour dormir et embaume la maison de parfums de cuisine de plats mijotés longuement. Je sens qu’ils ont des petits-enfants qu’ils gardent de temps en temps et ruinent leur jardin en jouant au foot entre les rangs de fraisiers et les haricots verts. Je crois bien le reconnaître faisant la sieste sous un prunier de reines Claude ou un cerisier.Nous sommes maintenant presque intimes.- J’en ai entendu des tonnes sur mon père. C’éatait un peu dur, au début. Ma mère était très en colère contre lui. Et puis ma tante, la soeur de mon père, accusait ma mère d’être responsable de sa mort. Elles ne se parleient plus. Mon frère est parti en pension, ma soeur ne parlait presque plus. je n’avait, pour ainsi dire, plus de famille. La vie n’a plus jamais été la même. J’ai été obligé de travailler rapidement parce qu’on avait plus d’argent. Finie l’école. Et puis, fini les filles, enfin, vous voyez ...La fin de l’innocence. Tout est plus compliqué. pendant qu’il continue son histoire, je me demande comment j’aurais été, moi, s’il m’était arrivé la même chose. Je pense que je ne sais pas où j’en serais aujourd’hui. Il me paraît évident que je n’écrirais pas mes "petites conneries". Parce qu’il ne m’est jamais rien arrivé de bouleversant comme ça. J’ai été plus ou moins bien protégé. Rien de grave ! Enfin ... quand j’étais ado, du moins. Après il y a eu Lucille, cette blessure encore béante !
- ... des filles, j’en avais plus trop envie non plus. Je me méfiais. Ma mère disait que les filles étaient sales, surtout les putes, ou celles qui se laissent faire.- Mais ... Elle avait des raisons de croire que votre père était ... comment dire ... infidèle, ou qu’il allait voir les prost... ?- Non ! Enfin oui ! Mon père était remplaçant, à la Poste, dans une brigade qui sillonnait la France pour aider les guichets qui avaient besoin. Quand on l’appelait, il partait tout de suite, avec d’autres, des fois en Savoie, d’autres fois sur la côte basque ou bien dans le Nord. Sur place, il cherchait un appartement et nous, on allait le retrouver. Mais, des fois, ça prenait un peu de temps où il était tout seul à l’autre bout du pays. Dans ceux de sa brigade, il y avait des femmes, aussi, des receveuses qu’il croisait tout le temps, avec qui il aimait certainement rire et s’amuser, en tout bien tout honneur, ou plus. Des femmes aussi seules et "disponibles" que lui, aussi déracinées. Alors, des rapprochements ... C’est pour ça que je n’ai jamais cru aux histoires de putes. Si mon père était infidèle, il n’avait pas à payer pour cela. En plus, il était plutôt bel homme, charmant, gentil.- Mais alors, pourquoi votre mère pensait que ...- Et bien, à ce que j’ai compris, les derniers temps, il avait très mal au ...Papy marque un temps d’arrêt, regarde à droite, à gauche.- ... sexe. Son sexe suintait. comme pour une maladie vénérienne. Alors ma mère ...La voisine du papy, qui l’écoute sans en avoir l’air, feignant d’être plongée, absorbée, concentrée sur son Public ou son Voici, fait une drôle de tête. A l’arrêt de Villetaneuse, elle s’enfuit.Moi, j’espère que le dénouement est proche, non parce que l’histoire m’ennuie, au contraire, mais parce que le risque est grand que nous arrivions à la gare du Nord, terminus tout le monde descend, avant d’en connaître la fin.- Je suis rentré à la Poste, j’ai rencontré ma femme, il y a eu l’Algérie, ... Je n’ai plus trop pensé à tout ça. Et puis il y a quelques années, je vais à la Clinique ...(nda : je n’ai pas retenu son nom) pour me faire opérer de (nda : je ne sais quoi, je suis lamentable en tout ce qui est médecine, même s’il m’arrive d’être passionné par certains corps humains). Dans un couloir, je rencontre un ancien postier avec qui j’avais travaillé quelques années à Courbevoie. Je lui explique pourquoi je suis là et lui me dit qu’il a un cancer de (nda : la prostate ? des glaouis ? en tout état de cause une zone proche du service trois pièces) et qu’il a le sexe qui suinte comme pour une maladie vénérienne et que son docteur a diagnostiqué que c’était à cause de la cigarette.Papy me tape doucement sur le genou.- Et là je comprends tout. Mon père fumait énormément, des cibiches Gauloise sans filtre, deux, trois paquets par jour. Il avait attrapé ça à l’armée. Ils en mettaient dans les rations...Je le coupe en lui disant que, moi aussi, dans les années 80, j’ai connu le paquet de Gauloises avec le corned-beef et la fiole de raide.- C’est des assassins, ces gens là ! Mais à l’époque, on ne connaissait pas encore les dangers du tabac. t mon père, qui fumait autant, a du attraper un cancer, c’est pourquoi il ... Et, au moment de sa mort, le cancer, on ne connaissait pas bien. On ne savait pas ce que c’était réellement et on ne savait pas le traiter (nda : aujourd’hui ? Pas beaucoup plus !!!). Le docteur qu’avait du voir mon père ne devait pas lui avoir donné beaucoup d’espoir. Condamné ! Et beaucoup de souffrances sur la fin ! Voilà pourquoi ...- Il s’est jeté sous le train.- Oui ! A table, il nous a récité "La mort du Loup", pour dire les choses sans les dire vraiment et puis il est parti. Voilà !Je me racle la gorge.- C’est une triste histoire quand même. Assez éloignée de ce que je raconte d’habitude...- Vous écrivez sur quoi ?Je lui dit que j’éprouve les mêmes peines à définir mes sujets que la manière dont je les écris.- En fait, c’est ce qui me passe par la tête. Mais, surtout, je pense aux relations entre homme et femme.- Ce peut être leste ?- Parfois pire !!!Nous rions tous les deux pendant que le train s’arrête le long de la voie 36. La plupart des voyageurs remettent leur manteau et se précipitent vers la sortie.- C’est vraiment une saleté que la cigarette.- Oui, mais ne comptez pas sur moi pour en dire du mal.- Elle a tué mon père.- Oui, je sais.- Vous fumez ?- Beaucoup !- Faites attention à vous ! J’ai un fils qui doit avoir votre âge.Il pose la main sur mon épaule et descend parmi les autres. Sur le quai, je ne le vois déjà plus.Etrangement,, j’attends au moins trois heures avant d’allumer ma prochaine ... cibiche. Allez savoir pourquoi !!!