De la guerre, de sa guerre, il ne parlait pas ou si peu...
Durant toutes mes années d’enfance passées à ses côtés, il ne m’en a rien révélé ou si peu...
La chanson qui se plaît à le dire en rimes a probablement raison : « Quand on a juste quinze ans, on n’a pas le cœur assez grand... »
Peut-être a t-il tenté de me parler et je ne l’ai pas entendu, parce que j’étais pressé, parce que j’avais mieux à faire, parce que j’étais ailleurs, trop occupé...
Et puis, il est parti ; le cercueil s’est refermé pesamment sur sa vie, sur mon enfance, sur mes questions désormais sans réponses... Ce cercueil si pesant de bonheurs partagés, d’amour vécu que sa pudeur ne nommait pas... Sublime épitaphe que cette phrase empruntée à Michelet : « Ce sont les mots qu’ils n’ont pas dits qui font les morts si lourds dans leurs cercueils ! ... »
Pendant des années, j’ai occulté cette période d’un voile pudique...
Procédé commode qui offrait le double avantage de juguler de possibles interrogations tout en empêchant toute résurgence d’un chagrin qui n’était qu’assoupi...
Mais empêche t-on jamais la source de sourdre, de déborder et de se répandre dans l’herbe alentour ? Quoi que nous disions ou quoi que nous fassions, nous sommes toujours rattrapés par notre passé. Les heures trépidantes, les occupations prétendument passionnantes, les emplois du temps millimétrés, les rendez-vous incontournables, passages obligés de la période que l’on dit active, ne sont en fait que des leurres, des miroirs aux alouettes qui, en définitive, finissent par ne plus tromper personne, à commencer par soi-même ! ...
C’est ainsi qu’à l’approche de ma quarantaine, à cette période de la vie entre chien et loup où l’on commence parfois à regarder en arrière, le couvercle m’a brusquement sauté à la figure... Et avec lui mes vieux chagrins, mes doutes, mes petites misères, mes questionnements sans fin sur un passé déjà dépassé, mes craintes d’un avenir insaisissable...
En fait, tout ce que je croyais soigneusement enfoui sous la cendre, tout ce qui fait la trame, l’humble texture d’une vie d’homme... Dire qu’ils m’ont sauté à la figure, n’est pas une simple image. Ce fut dur, parfois cruel, quelquefois salutaire aussi...
Parmi cette bouffée subite de chaleur surgie d’on ne sait où, il y avait mon père... Non que je l’eus perdu naturellement... Mais depuis son départ précipité, lui plus que tout autre s’était réfugié sous le voile et depuis lors nous nous parlions en pointillés... -----
Là, soudainement, il reprenait auprès de moi sa place éminente, celle qu’il n’avait en fait, en dépit de mes vaines occultations, jamais cessé d’occuper... J’allais vers lui et lui vers moi. Nous nous retrouvions à mi-passage du gué et nous avions tant de choses à nous dire...
Hélas, dans ce petit jeu des questions et des réponses, j’étais placé le plus souvent dans le rôle de l’interrogateur et les réponses se diluaient la plupart du temps dans la brume des jours, s’envolant vainement vers un invisible ailleurs...
C’est probablement à cette époque que s’est exaspérée ma passion pour l’histoire en général et pour la grande tragédie du siècle écoulé en particulier... J’avais tout particulièrement envie de mieux connaître l’épopée -car s’en est bien une- de ces modestes troufions de 39/40, que des autorités décadentes envoyèrent sciemment au « casse-pipe » et qui eurent le singulier privilège, pour les plus chanceux d’entre-deux, de se retrouver pour cinq ans en terre étrangère...
Mon père faisait partie de ceux-là et cette histoire tragique du printemps de 1940, il l’avait vécue au plus près comme des milliers de ses semblables. J’enrageais de ne pas en savoir davantage, de perdre sa trace fugace dans les méandres de l’histoire officielle... Certes, ma mère sut tempérer momentanément mon impatience en me délivrant quelques miettes du passé. Naturellement, elle avait joué sa partie dans cette période, (et quelle partie !)mais elle se trouvait à l’autre bout de la chaîne et ses souvenirs, pour précieux qu’ils fussent, n’étaient que ceux que mon père lui avait livrés...
Elle sut ouvrir pour moi les modestes carnets qu’il avait tenus durant la retraite de juin 40 et une bonne partie de sa captivité. Témoignages précieux et ô combien émouvants parfois... Fresque immuable des travaux et des jours, phrases brutes, à l’emporte-pièce, avec ici ou là quelques annotations poignantes d’un homme meurtri qui ne pouvait se douter qu’il me faisait là un legs inestimable ! ... -----
Au jour le jour, la vie au front s’y trouvait consignée même si la brièveté était de mise : les combats que l’on devine, les retraites à marche forcée dans la nuit, l’épuisement général et les pauses bienvenues, la retraite encore, cap au sud devant le rouleau compresseur ennemi qu’il est aisé d’imaginer, la capture enfin dans la forêt de Charmes comme un aboutissement logique d’une défaite consommée. Grâce à ces détails, j’ai pu reconstituer sur une carte des départements de l’Est de la France et de l’Allemagne voisine, la débâcle de mai-juin 1940 à travers le trajet de la division à laquelle appartenait son régiment.
Derrière les noms des villes et villages traversés put s’esquisser également le lent cheminement de ces unités débandées, vaincues par un ennemi supérieur en nombre et en armement, vers les camps de regroupement et les kommandos de travail... Pour mon père, le sort ne se montra pas trop cruel dans le choix de son affectation : il atterrit dans une ferme au milieu des vignobles, non loin du Rhin. Les propriétaires étaient des gens déjà âgés, dont plusieurs fils se trouvaient au front et qui commençaient à avoir une idée précise du gouffre sans fond dans lequel Hitler et ses nervis allaient précipiter l’Allemagne. Ils hébergèrent sans tracasseries inutiles les KG qui leur étaient attribués, conscients peut-être qu’ils remplaçaient à leur façon leurs fils absents... Mon père devait y rester jusqu’à la fin de la guerre. Il en profita au passage pour acquérir un savoir-faire certain en matière de soins à apporter aux vignes et au vin qu’elles produisaient. Il devait en faire bon usage pour sa propre cave dès son retour de captivité.
Quel pouvait bien être l’état d’esprits de ces exilés forcés, de plus en plus convaincus d’avoir servi de pâture à la meilleure armée au monde... ? Aucun élément ne me permet d’y répondre et je peux qu’imaginer...
Imaginer le vide de l’absence qui se creuse un peu plus chaque jour, malgré la relative stabilité de leur sort... Les lettres qui n’arrivent pas ou si mal, amputées parfois par la censure ; les nouvelles qu’il faut deviner derrière l’écran des mots convenus... les pauvres colis qui sont un aveu flagrant de la disette dans laquelle se trouvent ceux qui les ont pieusement emballés, quelques photos pâlies d’êtres chers, l’évolution du conflit si tant est qu’ils aient pu la suivre, les succès des Alliés qui dopent le moral défaillant, les revers qui renvoient aux pires moments... Les deuils aussi, qu’il faut assumer à distance, ainsi qu’en témoigne cette preuve émouvante apportée par un feuillet extrait d’un carnet : « Aujourd’hui, j’ai appris la mort de mon cher papa et j’ai beaucoup pleuré... » -----
Oui, j’ai essayé d’imaginer quelle avait pu être la vie de mon père et de ses compagnons d’infortune dans cette période troublée. Je me suis fait des idées, comme on tente de donner un visage familier aux personnages de nos romans préférés. Je ne sais si j’ai eu raison ? Peut-être suis-je à des années lumières de la vérité, tant il est vrai que la guerre, l’absence, l’inhumanité, ne se laissent que difficilement apprivoiser par des mots ou des schémas pré-établis... Qu’importe ! J’ai la faiblesse de penser que tout est préférable à la présence obsédante du vide ! ... et si je me suis vraiment trompé, il y a déjà belle lurette qu’il me l’a pardonné...
Et mon père était rentré, en ce riant mois de mai 1945, comme tant d’autres ; hébété, abasourdi, ivre de lumière et de liberté, avec probablement au fond du cœur le souvenir inaltérable de tous ceux qui étaient restés là-bas...
Sa fille avait grandi, elle ne le reconnaissait pas... Des places étaient libres à la grande table de la cuisine... Ici aussi, la mort avait passé ! Sa femme était là heureusement pour l’accueillir et le soutenir. Sur son visage de jeune trentenaire, les épreuves et les soucis avaient creusé les premières rides.
Il avait essayé d’oublier les heures sombres qui le suivaient en un cortège funeste. Il avait tenté, probablement pour préserver l’image fragile de son père disparu, de reprendre leur métier commun, celui de charron du village, avant de devoir vite déchanter. A l’heure de la reconstruction à marche forcée, de l’emballement des techniques et des idées, dans la prodigieuse allégresse des ces années de l’immédiat après guerre, les jours des artisans paisibles et laborieux de nos campagnes étaient plus que comptés...
Il lui fallut donc rapidement se rendre à l’évidence et raccrocher au mur de l’atelier les outils ancestraux et les formes polies par les ans avant de tourner ses regards vers la papeterie voisine qui drainait vers elle une bonne partie de la population active de notre village et des communes avoisinantes.
Il devait y besogner près d’un quart de siècle, jusqu’à ce matin tragique de novembre 1970 où nous le perdîmes de nouveau, cette fois pour toujours... -----
Auparavant, en 1950, un fils lui était né. Je me suis plu à imaginer depuis, qu’il pensait à moi depuis bien longtemps et qu’il était possible que ce soit une manière de promesse qu’il s’était faite à lui-même, dans le fracas de la bataille ou dans les jours incolores de la captivité. Je représenterais en quelque sorte la continuité de l’après sur l’avant, la preuve vivante de la prééminence de la paix sur la guerre, de l’amour sur la haine... le bâton de vieillesse...
Je ne sais si ce sont là pensées inventées ou réelles car naturellement sa pudeur et le trop court chemin que nous avons suivi ensemble n’ont pas permis qu’il s’en explique.
En tout cas, dans l’énorme amour qu’il m’a donné au cours de ces instants trop brefs que nous avons passé ensemble, il y avait quelque chose qui y ressemblait étrangement. Aujourd’hui encore, même si l’eau tumultueuse de nos retrouvailles s’est, par la force des choses, quelque peu apaisée, la blessure ne s’est jamais tout à fait refermée. Elle est là sous-jacente et j’ai fini par admettre qu’elle serait ma dernière compagne quand viendrait l’heure de tirer définitivement le rideau.
J’en ressens parfois la brûlure bien connue quand mes pas de promeneur solitaire me ramènent vers la maison de mon enfance, quand le murmure argentin de la rivière m’appelle irrésistiblement vers ses rives que nous empruntâmes jadis côte à côte, quand je me baisse précautionneusement pour enlever à la terre un beau cèpe de septembre au chapeau de bronze velouté, quand dérivent dans l’air amorti de l’automne des relents de vin nouveau et des effluves de noix fraîches, quand je replonge avec délices une fois encore dans les pages jaunies des carnets et dans les photos pâlies que je connais si bien...
Le monde que l’on dit moderne, maître es-reniements, ne saurait être en reste quand vient l’heure de la curée... Si j’étais arrivé à en douter, il vient de me fournir, voici peu de jours, la preuve éclatante de sa duperie : L’usine où mon père avait trimé pendant tant d’années, l’usine où il est mort sous la charge écrasé, l’usine donc se préparait après maints liftings à fêter son joyeux centenaire... C’est précisément cette date que des charognards lointains ont choisi pour en clore les portes à jamais... Tout ceci sans la moindre pudeur, en toute impunité naturellement... Inutile de dire qu’à l’égal de beaucoup d’autres, je n’étais pas convié à la cérémonie funèbre pas plus que le souvenir lointain du père défunt qui en profita pour s’éteindre une seconde fois...