Celui-là, je l’avais bien gagné.
Mes poulettes, ces andouilles, pour ne pas dire autre chose étaient
allées pondre dans les ronces. Depuis des semaines, sûrement un parfum
différent dans l’air ou l’odeur du poulailler qui leur sortait par les
yeux, elles désertaient leur niche et allaient déposer leur ovule dans
les endroits les plus incongrus.
Celui- là, il était beau et d’une taille inhabituelle.
J’avais passé une bonne partie de cette très chaude après-midi du mois
d’août à me griffer dans les ronciers dont je surveillais jour après
jour l’éclosion des baies. Aidée d’une sorte de faucille attachée à un
grand bâton que m’avait fabriqué mon grand père, je me mijotais
particulièrement les plus dodues tout au sommet des buissons, à bien
deux mètres. C’est dans cette haie aux barbelés inventifs que j’avais
remarqué le manège des poules.
On dit que ces volatiles sont stupides, c’est faux. Elles savaient
parfaitement sortir et rentrer seules de leur enclos et éviter d’un
battement d’aile ma main énervée qui tentait de les attraper pour les
ramener au bercail.
Je les avais d’abord entendues, lançant à la cantonade ce gloussement
orgueilleux et réflexe qui accompagne leur rictus cloaqual . J’en
avais repéré une puis deux puis toutes, qui laissaient là leur joli
cadeau bronzé et tout chaud qu’il ne me restait plus qu’à cueillir. Il
n’y a de la chance que pour les brigandes : en un même territoire
géographique des mures et des œufs
Celui -là il était super beau.
Mais en le prenant, il explosa entre mes doigts, répandant alentour
une odeur indescriptible que l’on nomme d’œuf pourri.
Ah, on ne dira jamais assez ce que cet arôme délicat et subtil peut
engendrer par suite d’associations d’idées sournoises et exotiques.
La détrempe déjà caca d’oie dégoulinait entre mes doigts, emplissant
l’air raréfié d’une sorte de stupeur qui me faisait penser à la
création du monde.
Univers à la fois capiteux et suffoquant, en pleine expansion de ses
galaxies nauséabondes, je ne savais comment fuir mes mains auxquelles
restaient accrochées des esquilles penaudes.
De mes escapades dans la grange où traînaient de vieux ouvrages de
l’école vétérinaire de Maison-Alfort, je conservais une curiosité
insatiable pour les choses de la vie. Enfant tenue rigoureusement
éloignée des savoirs nocturnes et des secrets de la génération, quoique
déjà pubère, je ne pouvais que fantasmer.
Et faute de m ’identifier à un personnage féminin au sein de la
famille, je m’ identifiais sans difficulté aucune aux vaches et aux
chiennes dont la seule évocation des chaleurs me troublaient et m’
humidifiaient sans que je puisse m’ en expliquer les fins.
Quelques jours plus tôt, j’avais fait un mauvais rêve. Un homme de
blanc vêtu était arrivé à la maison, répétant vasto vasto vasto.
Habituée aux rêves prémonitoires et ressortant trempée de sueur de ces
vagabondages oniriques, j’étais persuadée contre toute la famille que
quelque chose allait se passer dans les heures ou jours qui venaient.
cela n’avait pas raté.
Ce matin là, il avait débarqué, venant directement d’Alsace en deuche,
vêtu d’une sorte de chasuble blanche qui le faisait ressembler à un
ange, et nous avait très calmement annoncé qu’il étai prêt à acheter
cash notre maison pour la confrérie de l’Arche, proche de Lanza del
Vasto. Il en avait rêvé trois jours plus tôt, avait cherché sur une
carte et s’était mis en route après en avoir parlé à sa congrégation.
Il s’agissait de mettre en place une maison de réinsertion pour jeunes
drogués.
J’avais eu droit à ce regard collectif réservé aux vilains petits
canards : je n’avais pu cacher cette expédition nocturne et épuisante
dans les arrière-mondes et autres dimensions dont je reste aujourd’hui
encore persuadée de l’existence.
Pourtant, et contre toute attente, mes parents acceptèrent aussitôt la
transaction. Il faut dire que notre maison, au doux nom de Jautan,
sise entre Houeilles et Casteljaloux à la limite des Landes, vieille
propriété construite sur les ruines d’un château Anglais, suintait la
souffrance. Même les plus rationalistes de la famille s’y sentaient
oppressés par la mémoire des murs. Les propriétaires successifs s’y
étaient suicidés les uns après les autres, par pendaison dans un coin
du grenier ou noyade dans le puits profond de trente mètres, et c’est
ainsi que par mesure de précaution on vendit avec une indécente audace
des années de souvenirs.
J’étais profondément attachée aux dépendances de la maison, à mes
greniers en poupée gigogne, emplis de placards sans fin dont je pensais
qu’en rentrant dans l’un puis dans l’autre je finirais par rapetisser
comme Alice et enfin trouer mon miroir obscur. J’aimais le parc, ses
épicéas, son sapin bleu à la tronche ravagée par la foudre, l’îlot de
bambous dont je suçais les pousses en me prenant pour un panda, le
vieux chêne rongé aux mites, les étranges champignons durs comme du
bois qui poussaient en escalier sur les troncs et qui, à n’en pas
douter, allaient ouvrir dans quelque écorce une de mes portes
imaginaires.
J’aimais les granges aux trésors inépuisables, la vieille odeur de
livres fanés dans les malles, la menace silencieuse des outils de
jardin que le grand père laissait dans l’ombre d’un appentis, j’aimais
surtout ce coin derrière la porcherie et le poulailler qui séparait la
partie résidentielle de la maison de sa partie... comment dire ? Payse.
Pour les mures et cette course aux œufs.
Celui-là achevait son égouttage à mes pieds et forte de ma science
vétérinaire embryonnaire je recherchais germe de vie dans ce magma
merdique et vert. Moi la réprouvée, la pas comme les autres, celle qui
annonçait les morts ou les accidents d’avion avant tout le monde, on ne
m’avait pas crue, une fois de plus, on avait voulu faire avorter une
fois de plus cette connivence avec d’autres cordages, d’autres espaces,
d’autres dimensions. Plus que l’odeur, ce qui me frappait dans cette
dissolution de la matière, c’était sa troublante ressemblance avec ce
que j’imaginais des mécanismes souterrains qui régulaient nos
organismes. Une folle envie de me retourner comme un gant et aller
inspecter mes abattis en pleine digestion me prit, convaincue que
j’étais qu’il y avait grande similitude entre l’absorption de mon corps
un jour prochain par la Terre et l’absorption du dernier gratin de
brocolis par mon intestin.
Et si j’allais dans la chapelle attenante pour y sacrifier à mes Dieux
inavoués ? Je prenais la totalité des œufs découverts ce jour-là et un
à un les écrasait entre mes mains transformées en autel, en me répétant
jusqu’à en hurler de chagrin " Petit poussin est mort, petit poussin
est mort". A chaque œuf je tuais en toute conscience une âme en
puissance et ma culpabilité se renforçait d’une sorte de plaisir.
Vengeance sur plus petit que soi de la souffrance d’être écrasée et
solitaire à la fois, incomprise et pourtant toute ouverte à comprendre.
La beauté vierge de ces œufs frais lavait les dernières traces de
l’œuf pourri sans en effacer le parfum étrange.
Désolée d’en être arrivée à cette extrémité, je nettoyais mes paumes
contre les ronces, ce qui n’était pas la meilleure idée du jour, la
fadeur du sang et la subtile obstination de la putréfaction se marient
assez mal. Autant demander à la vie et la mort de signer l’armistice.
Le soleil ce soir là était d’une arrogance insoutenable. J’ôtais mes
lunettes afin de n’en voir que le halo et échapper à ce trop orange qui
nappait le ciel. Si mes doigts avaient eu la taille et surtout la
volonté de l’atteindre, je l’aurais volontiers barbouillé de ce mélange
cru et jaunâsse qui séchait doucement en se craquelant, afin de faire
disparaître cet unique et silencieux témoin. Mais j’étais épuisée de
mes crimes et trop lâche pour réclamer au soleil une ombre réparatrice
à ce que j’avais transgressé sans le vouloir vraiment. D’ailleurs, le
soleil négocie-t-il avec le Diable ?
Troublante ressemblance avec les mécanismes souterrains de
malabsorption qui régulaient notre famille.
J’en fus dégoûtée des œufs pendant de longues années, la seule vue de
leur forme m’éloigna à tout jamais de la géométrie et même, quelques
temps, de Brancusi.
Ballade en forêt Guyanaise.
La chair est fendillée par la sueur, les yeux rougis par les nuées de
moustiques et l’effort que demande au regard la traversée de cette
brume vivante.
La chair de la forêt primaire - nous sommes quasiment à la frontière
du Brésil, ayant remonté en pirogue le Maroni- exhale ce fumet de
pourriture quasi sacrée dont on voit les vapeurs s’exfiltrer du sol et
se coller aux feuilles des fougères géantes ou des philodendrons
locaux. A chaque pas l’odeur de cet œuf primitif, comme on parle des
fautes ou des scènes auxquelles un enfant ne doit pas assister,
l’odeur me rentre dans les narines, les yeux, les pores de la peau,
m’entoure comme un cocon. Je ne vais pas tarder à me transformer en
papillon, je le sens. Il ne reste plus qu’à me suspendre à un arbre et
dans quelques semaines je m’envolerai au sommet de la canopée pondre
mes propres œufs avant de crever des suites d’un brutal acte d’amour
et retrouver mes atomes crochus au cœur de la jonchée putrescente.
J’en ai gardé un amour fou des papillons et commence tout juste à me
réconcilier avec les œufs.
Balade en Guadeloupe.
Nous avions passé la journée à la plage de sainte Anne
On dirait une femme allongée au soleil
Qui offrirait ses hanches
Aux caresses du vent.
Ses seins sont épicés et de satin sa peau
Nus sous les fins saris
De silice et d’eau pâle
Il siffle sur la mer une brise efficace
Qui pousse les bateaux vers la ligne vorace
Mes yeux sont avalés et j’ai perdu le ciel.
Dans les abîmes glace
J’ai croisé des cosmos et tourbillons de fiel.
On dirait une femme endormie pour toujours
Sur les plis des draps blancs
Froissés après l’amour
La tête renversé je bois un lait si doux
Qui coule de cette voix
Aux muqueuses velours
On dirait une femme et pendant qu’elle dort
La mer tranquillement
Recoud son vêtement
En piquant les aiguilles des oursins géants...
M’arrachant aux vertiges de turquoise et saphir de ces eaux, mon mari
m’entraîne à la Soufrière.
Des rubans jaune soufré s’échappent des opercules entrouverts dans la
pente boisée. Les plantes ne semblent pas pâtir de la tiédeur du sol,
végétation luxuriante jusqu’à l’extase. Le grand chaudron des dieux
est en pleine effervescence sous nos pas et leur omelette est en bonne
voie. Je m’attends à tout moment à vivre en direct un cataclysme
jouissif qui répandra en pseudopodes sirupeux le parfum diabolique de
la pourriture originelle.
J’imagine mes pieds englués dans une pâte de soufre et de feu, la
pensée continuant de rejoindre son creuset tandis que les jambes
restent attachée à leur verrou de lave. Il faudra toute l’énergie de
mon mari pour me détacher de ce début de pétrification dans lequel je
me pense contenu et contenant, pierre tombale et âme libérée.
Retour à la case départ, début de réconciliation avec Brancusi et ses
explosions de sauvagerie contrôlée.
Balade dans les chais du château Calon- Ségur.
Une vieille odeur de souffre serpente entre les cuves. On y travaille
le vin avec ce produit qui empêche la dégradation du jus de la treille
au contact de l’oxygène. Tiens donc ! Ce ne serait pas l’odeur d’œuf
pourri qui dégraderait l’odeur de l’oxygène ? Cette senteur de mon
enfance, associée en outre aux premières crèmes dépilatoires dont
s’engluaient mes sœurs, ce sillage aurait donc des vertus ?
Réconciliation définitive avec ce profond mystère que restera, pour la
petite enfant que je suis encore, l’œuf de poule. Sort-il d’où
vous savez avec coquille ou sans ?
Celle-ci est-elle molle comme celle
Des tortues,
Se durcit -elle au passage
Dans ce chaste tunnel
Recouvert de plumage,
Se fragilise-t-elle avec le temps ?
Cette odeur de soufre qui me poursuit et que je ne trouve pas
désagréable, elle qui dit l’aventure cachée de la matière, je la
respire désormais dans les œufs frais pondus, dans l’humus en
décomposition, dans les bons vieux Bordeaux travaillés à l’ancienne en
y ajoutant du blanc d’œuf un peu passé. J’ai fini par l’accepter,
l’incorporer, ne plus la fuir ou l’associer à des meurtres impunis.
Et puis, quel rapport avec mon ami le Diable ?