Le jour taquinait les rideaux de velours, comme combattant furieusement contre les épaisses couches de tissu qui osaient, impertinents, retarder sa progression. Enfin, le rayon se glisse dans un interstice oublié, s’élance dans le vase espace désert de la chambre. Il taquine la paupière de la jeune fille étendue de tout son long sur le lit, elle papillote, flotte à la lisière du sommeil, frissonne, se renfonce sous les couvertures en un effort dérisoire, tandis que l’astre, impitoyable, profite de chaque faiblesse des lourdes tentures pour darder ses agressifs soldats sur l’adolescente.
Sara soupire.
Aujourd’hui, c’est dimanche. L’idée l’effleure de laisser sa conscience serpenter paresseusement à l’orée de l’inconscience, mais des pas dans le couloir s’approchent, encore et encore, ces pas chaloupés, confiants, qu’elle abhorre, craint, hait, elle ne sait pas, elle ne réfléchit pas ; elle bondit hors de son lit, est en une petite seconde à son bureau où l’attend, depuis la veille, un recueil ouvert page 21, vertèbre cervicale n°1.
La porte grince, pivote en gémissant sur ses gonds.
Ma puce ?
Grommellement.
Bon, je vois que tu travailles... Je peux t’interrompre quelques minutes ?
Nouveau grommellement. En elle, signal d’alarme ; vite, vite, vite, trouver une excuse, sortir, s’enfuir, elle n’était pas là, vient il chercher ce qu’il n’a pas eu la veille ? Trouver une excuse, vite, vite, vite... Il n’attend pas, est déjà entré dans sa chambre, a fermé la porte, l’a séparée du monde. Trop tard ? Mais il ne s’approche pas. Dans l’esprit paniqué de la jeune fille, cette pensée perce enfin. Elle lève un regard gris comme un ciel d’orage sur l’homme.
Je voulais te dire, commence son père, que je trouvais que tu sortais trop ces derniers temps. Tes études...
Je ne suis sortie que deux fois cette semaine ! proteste t elle aussitôt, partagée entre soulagement et appréhension. Qu’est ce que ça cache ? Est ce là réellement tout ce qu’il a à lui dire ?
Je sais, Sara, je sais... Mais tu sais, c’est médecine, que tu fais ! Et puis, après tout, tu sais bien que ta mère a besoin de toi ici...
Et pourquoi tu ne va pas demander à l’autre, là, à coté, rétorque t elle avec un geste en direction de la chambre de son frère. Il ne fait jamais rien, ici, toujours scotché à son ordi !
Oui, oui, je sais bien... Mais il est jeune, tu le sais, je peux beaucoup plus compter sur toi ! Puis, de toute manière, tu sais bien qu’il y a certaines tâches qu’il n’est pas capable d’assumer, et que ta mère compte sur toi pour l’y assister...
Elle avait ouvert la bouche, elle la referme. Bien sûr, elle a compris. Encore, un marché, encore... Elle est là, rien ne se passera, rien de plus qu’à l’ordinaire. Elle n’y est pas, et les coups ne trouveront une autre cible sous son toit. Il sourit, innocent, dans un rôle de père, dans un échange que personne n’aurait pu comprendre, que personne ne pourrait soupçonner. Elle ne se rebelle même plus, elle ne pense même plus à partir. Elle n’a pas le droit.
Elle croise son regard, si bleu, si pur. Si profond qu’il en est douloureux.
Elle le hait.
***
Alors, qu’est ce que t’en dis, tu viendras ?
Pia... je t’ai déjà dit, mon père ne veut pas que je sorte.
Soupir de la jeune fille. D’un geste large, lasse, elle rejette son opulente chevelure blonde en arrière, observe Sara pensivement. Le cœur de celle-ci frémit en rencontrant ce regard, déçu, presque accusateur, et pourtant aussi bleu, aussi profond que... Non, elle ne veut pas y penser. Il était encore là, hier soir, et les pointes habituelles lui déchiraient le bas ventre, ne lui arrachant même pas une simple grimace.
Je suppose que c’est même pas la peine que j’essaye de te convaincre d’essayer, marmonne Pia. T’es une vraie tête de mule, et le fruit n’est pas tombé bien loin de l’arbre...
Sara secoue la tête, a un léger sourire et tire la langue. Son amie a les yeux qui rient... Insouciantes adolescentes, elles s’éloignent en direction des larges bâtiments de l’Université, pétillantes, souriantes sous le soleil. La vie est un long fleuve tranquille, parait il...
Peut être qu’elle n’y a pas pensé, qu’elle ne l’a pas remarqué ; peut être Pia n’a-t-elle pas fait exprès de signaler que c’était Sara, et non son père, qu’il fallait convaincre ; peut être que son rire n’a pas changé, depuis qu’elles se connaissent, peut être que rien n’a changé, que tout pourrait continuer, que jamais le soleil n’arrêterait de briller...
Peut être qu’un jour, au fond des yeux de Sara, ce serait des rires et non plus des pleurs qu’on trouverait...
***
Sourire aux étoiles. Non, pas de douleurs ici ; elle flotte, elle, lui, eux, tous, tout, rien, rien que le noir, un noir piqueté de soleils, des soleils blancs, rouges, noirs, bleus, oranges, chauds, bienveillants et souriants à ses peines et ses rires. Cette sensation qui l’emporte, celle qui nous envahit à la lisière de nos rêves, à la surface fragile du sommeil, alors qu’on sent le sol de la réalité se dérober sous nos pieds, nous engloutir sans aucune pitié...
Sara... Sara... Sara...
Des voix, un nom ; mais qu’ont-ils donc tous à s’agiter, courir, ronchonner, fuir, tourner en rond encore et encore, a vivre leurs misérables et insignifiantes vies ? Ne pouvaient ils donc s’arrêter, ne fut ce que quelques instants, prendre le temps de se demander quelle est la saveur du temps qui passe ?
Sara flotte, elle est à nouveau Sara. Elle se rend subitement compte qu’elle existe. Elle a des yeux, et ils sont fermés ; par pur réflexe, elle ouvre les paupières. Elle est elle. Pouvoir du nom...
Lumière. Elle est étendue à terre, sent une pointe dans son dos ; escalier, une marche, se rappelle t elle. Des cheveux blonds au dessus d’elle. Les siens ? Non, elle a les cheveux noirs. Enfin, il lui semble. Douleur. Nausée. Picotements, dans chacun de ses membres. Ses membres ? Oui, elle a un corps. Et visiblement, ça ne tourne pas rond. Sa bouche est pâteuse, alors qu’elle essaye de parler.
Sara ? Ca va ?
Hein ? Euh...
Tu t’es évanouie, dit Pia d’une voix douce, aux accents cependant tendus d’inquiétude.
Ah... C’est pas grave, je dois couver quelque chose, je n’étais pas si bien ce matin...
Oh... Rentre chez toi, non ?
Elle ne dit rien, hoche la tête, retient un sourire ironique. Oui, bien sûr. Chez elle.
***
Un spasme la secoue. Encore une nausée. Mais qu’est ce qui se passe donc ? Elle n’est pas malade, le médecin ne trouve pas, il y a juste ces nausées, tout les matins, encore et encore... Et ces pointes qui ne cessent pas de lui arracher le reste de force qu’elle a encore, ces douleurs lancinantes, qui d’ordinaire ne la gênent guère plus qu’une piqûre de moustique et qui là la hantent et la torturent...
Elle trébuche, parvient enfin à rejoindre son lit. Il est 11h27. Elle n’a pas été aux cours, ce matin, elle n’a pas réussi à vaincre les nausées. Pia lui demandera des explications, quand elle la reverra. Bah. Tant pis. Il n’y a personne, sa mère est partie, son père... Qu’il aille au diable. Elle est si lasse...
Trop à supporter. Trop à penser, à assimiler. Elle ferme les yeux, se laisse emporter par ses pensées, mais lutte contre le sommeil. Non, il faut qu’elle rattrape son retard, elle a raté trop de cours, plusieurs jours entiers qu’elle ne réussit pas à se lever, il faut qu’elle travaille, qu’elle travaille...
Doucement, les rêveries l’emportent, trop rapides pour y réfléchir, juste ces pensées qui défilent, doucement, dans nos consciences et nos cœurs, coulant comme le sang dans nos veines, avec uniquement ce léger arrière goût d’émotion au bord des lèvres, comme une réminiscence, un souvenir, juste un souvenir. Penser, encore et encore, se laisser emporter... Puis soudain...
Stop. Non. Juste une pensée, une seule, qui l’arrache à ses rêveries. Ce n’est pas possible. Pas possible. Pas possible. Elle se le répète, se le martèle, mais cette question, qui tourne encore et encore, qui la harcèle comme une mouche bourdonnant à son oreille, qui la pique et la taquine du bout de son dard.
Depuis combien de temps n’a-t-elle plus eu ses règles ?
Alors, soudain, elle se brise. Pourquoi ? Pourquoi ? Elle n’en a pas la force, elle ne sait pas quoi faire. Juste une fois dans sa vie, elle voudrait ne pas avoir à choisir, ne pas avoir à combattre ;juste une fois dans sa vie, elle voudrait ne pas avoir à continuer, à supporter, encore et encore ; juste une fois dans sa vie, elle voudrait ne pas être elle...
Elle passe la main sur son ventre ; est ce un effet de son imagination, ce léger, très léger renflement ? Peu importe, elle ne veut plus savoir, juste... disparaître. S’en aller. Qui a le droit ? Elle se lève, titubante, traverse la pièce, ouvre la fenêtre de sa chambre. Le vent chaud de l’été sèche ses larmes, ramènerait presque un sourire sur son visage ; la ville est belle, vue d’en haut. Le vide lui sourit.