Une pâle lueur illumine les baraques de Palente, Jean vient de passer deux heures à remettre en état le chauffage de la vieille Dauphine qui hoquette en s’arrêtant devant une porte aux planches disjointes.
Les autres sont déjà là.
« Jean si la révolution éclate demain, tu ne seras pas prêt".
Dans l’atmosphère empuantie de la bicoque, mieux réchauffée par la fumée des cigarettes que par le vieux poêle à mazout, une dizaine de militants sont avachis autour des tréteaux qui servent de table, Evelyne derrière la vieille machine à écrire Japy tape sous la dictée les stencils. Pierrette, responsable de la roneo du syndicat, piquée un soir de récupération révolutionnaire dans le local de la CGT, tire fébrilement les nouveaux tractes. Ca bouge chez LIP, les camarades CFDT sont présents.
Un homme d’une quarantaine d’année, le visage doux d’un saint laïque, vêtu d’une blouse bleue raconte.
Ce n’est pas un tribun, les phrases sont courtes, terriblement précises, l’homme décrit le brouillard de l’huile dans l’atelier des femmes, les copeaux métalliques qui gercent les mains, les cadences, le bruit, les chefs à poigne, les délégués reçus par un patron qui leur parle caché sous son bureau, sans cravate, la chemise ouverte sur un torse velu, le mépris, la violence verbale, toujours la violence, les tentations de l’abandon.
Ce soir de février 1970, en visionnaires Charles et Roland prévoient le grand conflit qui éclatera trois ans plus tard, ils ne parlent pas encore d’autogestion mais ils en définissent les principes.
Jean en oublie de fumer, il écoute, sans un mot ce monde inconnu, il se sent honoré de recueillir l’expérience de ces hommes simples, directs, déterminés, parfaitement honnêtes.
Dans les bras de Mado qui deviendra plus tard ministre, Jean rêve de devenir ouvrier.
Violaine, la jeune minette rencontrée le matin même, n’a que le temps de cacher sa luxuriante nudité sous la mince couverture, sans frapper, Caïus, le chef gauchiste guévariste fait irruption dans la petite chambre de la cité universitaire écrasée par la chaleur de juin.
« Qu’est ce que tu fiches ? LIP est occupé et toi tu baise. Tu es responsable de la grande manif de demain. 3000 ouvriers dans la rue, risque de baston avec les CRS, tu rencontres le préfet. Vous, vous mettez d’accords sur le parcours. Tu exiges Battant, la Grand rue, la rue Granvelle, la préfecture, Battant. Tu as rendez-vous dans 20 minutes. »
La révolution a besoin de chefs.
Jean, calmement se rajuste et file à la préfecture. Devant l’entrée gardée par deux plantons bovins, tout un aréopage d’organisations politico-syndicales s’agitent, il y a les maoïstes, les trotskistes, les cocos, les socialos et surtout Pinard, le permanent de la CGT, Aucun doute, l’union syndicale est constituée, LIP fait recette, Pinard prend les choses en mains, LIP c’est lui !
Pour la première foi, Jean pénètre dans le palais bisontin de la République, le chef de cabinet les reçoit dans le petit bureau de gauche, le gazon est anglais, les massifs débordent sous les amas de roses.
Le jeune énarque, flanqué du commissaire de police met les points sur les i, pas question que la manif passe devant la préfecture et que Monsieur le Préfet reçoive une délégation, derrière les portes une compagnie de CRS parera à toute éventualité. Au premier manifestant qui se hasarde devant les portes du palais, les CRS chargeront.
Pinard promet de manifester dans l’ordre et le respect, un document est signé.
Sous les lazzis, Jean rend compte de sa mission aux gauchistes, le peuple souverain manifestera ou bon lui semble. Demain Jean détournera la manif.
La manif, 200 personnes solidement encadré par le service d’ordre cégétiste, s’ébranle, « Pompon des sous », « Non aux licenciement », « Fred démission.
A l’angle de la rue Granvelle, Jean et quelques-autres attendent, la manif apparaît, Jean déploie la grande banderole et prend la tête du cortège, son équipe de braillards lance le slogan, « Fred le peuple aura ta peau, tous à la préfecture », comme un seul homme la foule reprend « A la Préfecture »,
Bientôt, la foule est devant les portes, Jean s’écarte et laisse passer, les CRS sortent et chargent. Grenades et gaz lacrymogènes, lances d’incendie...
Une dizaine d’ouvriers, parfaits inconnus, sont emmenés dans les paniers à salade, satisfait le commissaire tapote sur l’épaule de Jean un large sourire aux lèvres, "Et bien, Jean, tu es content de toi ?"
Aucun des organisateurs ne sera inquiété et les pauvres lampistes sagement choisis par les flics en seront pour une nuit au poste de police.
C’est accompagné par une voiture banalisée mise à leur disposition par les renseignements généraux que les organisateurs rejoindront après avoir pris un pot commun offert par Pinard, leurs voitures restées sur le parking..
Dans les bras de Violaine qui sagement l’attendait, Jean, devenu héros de la lutte des classes, savoure le juste repos du guerrier.
Jean séduit Nanou, une lycéenne de St Ursule, mini jupe Courrèges et corps de liane. Une vraie beauté.
Les bras accueillants de Nanou savent lui faire oublier les longues discutions passées à refaire le monde avec ses copines féministes, les transports clandestins d’étudiantes en Suisse, l’avortement et l’abolition du soutien- gorge, la guerre du Vietnam, les quêtes au profit de Pol Pot le khmer rouge, le programme commun...
Amoureux éperdu, il rejoint l’armée, il est nommé lieutenant, rapidement oublié dans un vague bureau de l’intendance à Metz, l’année était bissextile, 200 jours d’absence pour 366 jours sous les drapeaux, à la fin de son service, Nanou et Jean avaient un fils. Stéphane.
Une femme, un gosse, déjà des dettes, il est temps de travailler.
Le dossier rempli, coup de piston de Monsieur le Directeur des HLM qui accepte pour quelques cartouches de « troupes » volées, d’attribuer au jeune couple "illégitime" un appartement 5 pièces flambant neuf au quatrième étage d’une barre, rue des roses, dans la zup nouvelle.
La boîte chargée de réaliser les parkings, que dis-je les espaces verts, cherche un chef de chantier, Jean n’aura que le mal de prendre l’ascenseur pour encadrer une équipe de 40 arabes venus de leur plein gré étendre la terre bisontine. 50 heures de travail, le samedi après midi et le dimanche repos.Déjà la R16 remplace la vielle Dauphine.
Le printemps est chaud, le bitume fume, Moktard, le chef des arabes, le seul qui parle français gesticule et injurie ses collègues. 10 tonnes d’enrobés à 80 degrés à étendre à la pelle et à la brouette. Trois ouvriers français, trois conducteurs de camions confortablement installés sous l’ombre des arbres squelettiques plantés l’hiver précédent, regardent la scène en riant. La bouteille d’eau tiède circule de bouche en bouche. Mouloud, le tunisien réunissant son courage, ose s’approcher et tend la main, dans un éclat de rire un chauffeur le repousse du pied.
« Tu auras de l’eau quand tu auras fini, nous avons pris du retard, d’ailleurs voilà le chef »
Ne voyant pas les camions revenir, Jean inquiet vient aux nouvelles. Impuissant, il assiste à la scène quand il aperçoit Nanou qui promène son fils sur la pelouse lépreuse à quelques mètres de là, il l’appelle et lui demande d’aller acheter de l’eau fraîche au supermarché voisin. Les regards sont sournois.
Un petit quart d’heure plus tard, Nanou, terriblement sexi dans sa minijupe raz la moule, apporte quelques bouteilles d’eau glacée. Dieu que sa femme est belle !
Jean ouvre une bouteille et naturellement la tend à Nanou qui y porte les lèvres. Rafraîchie Nanou le sourire lumineux, offre gentiment la bouteille à Moktard qui aussitôt recommence à vociférer.
Jean a appris suffisamment d’arabe pour comprendre que Moktard refuse de boire après Nanou et qu’il interdit à ses camarades de prendre de cette eau impure.
Nanou, jolie fille aux jambes dénudées, à la poitrine généreuse, promenant paisiblement son enfant est devenue créature du diable. C’est vrai que Moktard est aussi imam. Jean ne connait pas de prêtre.
Le corps luisant, la sueur perlant sous les yeux, la gorge sèche, la peau brûlée, les hommes reprennent l’ouvrage en silence.
1981, victoire de l’union de la gauche, application du programme commun, Rocard minoritaire socialiste bat le rappel des troupes. Certes Jean est acquit à la cause, il a su organiser les voyages clandestins des étudiantes paumées, monter des services d’ordre, lutter pour que LIP vive, tenir une rubrique mensuelle dans « Tribune Socialiste », le journal du PSU ou il corrigeait les articles de Serge le mao. Une mairie, un canton serait accessible mais Jean refuse que Nanou, toujours aussi belle, toujours aussi Courrèges, l’attende le soir au coin du feu. Jean ne montera pas dans ce train ou déjà se bousculent les camarades.
Jean a installé son entreprise dans la vielle bâtisse de sa grand-mère.
Res de chaussée, l’entreprise, cinq bureaux, une hôtesse, les planches à dessins. Jean est spécialisé dans l’étude et la conception de jardins et terrains de sports, il travaille avec toutes les municipalités de la région.
Premier étage son appartement.
Deuxième étage la famille de Céline à droite, sa grand-mère au milieu, la famille de Marc à gauche.
Troisième étage, cinq familles yougoslaves.
Sous les combles Azine et Mohamed, les épouses, les gosses, le regroupement familiale.
Un grand parc commun et un immense jardin, les soirs de juin avant le calme des vacances tout ce petit monde danse et fait la fête, Jean et Nanou aiment cette vie communautaire, ils s’amusent des idylles qui naissent entre Céline et Gorand, Marc et Leila, Stéphane et Aicha. Les vélos s’échangent, Gorand apprend l’arabe et Stéphane fréquente l’école yougoslave. Toutes ces familles travaillent dans la grande usine de voitures.
Tout le monde roule en 504, celle de Jean est neuve, les autres usées et poussives, chargées de valises et de machines à laver partent pour la Yougoslavie ou l’Afrique.
Juin 1984, les 505 ont remplacé les 504, les lettres sont arrivées, la grande usine renvoie ses salariés. L’aide au retour est attractive chacun recevra 70000f, les Arabes restent, les Yougoslaves partent heureux.
La grand-mère de Jean s’éteint doucement. La cote des 505 s’effondre.
Fatigué de toujours dessiner le même jardin, Jean à trente cinq ans vend son entreprise. Il ignore qu’a la défense, au dixième étage d’une grande tour, un immense bureau l’attend.