Je croise madame Bonhomme dans la rue en rentrant de la boulangerie. Elle a le visage défait. Je m’approche d’elle :
Que vous arrive-t-il, madame Bonhomme, ça n’a pas l’air d’aller ?
Et elle, dans un souffle, me cramponne l’avant bras :
Ça ne va pas, en effet, j’ai perdu mon temps.
Mon Dieu comment est-ce arrivé ?
A vrai dire je n’en sais rien, je suppose que quelqu’un me l’a pris. Je veux dire, quelqu’un s’est trompé. Il voulait prendre son temps, il a pris le mien.
Et bien sûr, vous n’avez rien vu.
Bien sûr que non, le temps que je me retourne, pfffttt. Je me suis mise à courir à droite, à gauche. Depuis, je cours tout le temps. Et plus je le cherche, plus je le perds.
Sans doute, sans doute, mais pourquoi vous presser ? Le temps vous manque-t-il tant ?
S’il me manque ? Comment dire ? C’est ...déroutant. On dirait qu’à présent tout se conjugue pour faire vaciller mon mental déjà bien imparfait. Il faut que je le retrouve, c’est impératif.
Pardonnez-moi, sans vouloir me moquer, mais ce n’est pas si simple.
Tout en devisant, madame Bonhomme m’entraîne dans une déambulation effrénée, changeant de trottoir comme elle change d’idée, ignorant les passants, méprisant la circulation, comme si elle était munie d’une étrave. Et en effet, tout s’écarte autour d’elle en deux temps trois mouvements.
Faites un effort, voyons, vous me gênez
... ?
Vous n’arrêtez pas de marcher à contre-temps
Une seconde, je vous prie, c’est vous qui marchez trop vite
On ne peut pas ralentir la marche du temps
Je vous trouve très remontée.
Au contraire, cette marche me détend
Ce que je commence à perdre, moi, c’est pied. J’ai l’impression que tout à l’heure, je vais me noyer dans cette histoire, je m’enfonce de minute en minute dans un marécage intemporel.
Vous êtes en train de vous dire que ma raison s’est perdue dans la nuit des temps
...
Que la mère Bonhomme a la trotteuse qui s’affole ? Que ça carillonne grave dans son clocher.
M’enfin...
Oh, ne faites pas votre innocent, avec votre air d’en avoir plus que les autres. Ah, tiens, à propos, vous n’auriez pas 5 minutes ?
Si
Prêtez-les moi
C’est que...
Vous m’avez bien dit que vous les aviez. Vendez-les moi si ça vous arrange. Je vais juste vous prendre 5 minutes de votre temps. Venez avec moi.
Où ça ?
Allons, suivez-moi vous dis-je, mon temps est précieux
Et de nouveau elle me saisit le bras.
Vous n’auriez pas aussi un peu d’argent ?
Si, oui.
Parfait. Je sens du dénouement dans l’air. Le sentez-vous, vous aussi ?
Ah oui, vous avez raison, une discrète touche de muguet.
Eh bien il était temps.
Mais puis-je vous faire remarquer que vous me faites entrer dans une parfumerie ?
Mademoiselle, s’il vous plaît, je voudrais Nina Ricci, l’Air du Temps.