Le premier à avoir tranché la brume grise était la Sainte-Jeanne. La grande voile rouge gonflée par des vents de Terre-Neuve semblait vouloir accrocher le soleil évanoui. Les autres apparurent plus tard, La Lucie, Ar Wezenn et An Alarg’h, focs jaunes, bonnettes basses.
Sur les falaises décharnées, les silhouettes des femmes en noir scrutaient le trouble horizon, robes claquant aux vents tout comme les ailes des navires perdus entre ciel et terre.
Le compte des bateaux se faisait pas à pas. Le premier était déjà proche de la grande digue, l’autre plongeait dans les cahots de la mer pour atteindre peu de temps après les nuages, le troisième déchirait à peine encore les embruns.
Les mains des femmes, dans le dos, se refermaient sur les poings, et les poings sur les doigts, et les doigts sur la chair.
Alors enfin, quand les chalutiers accostèrent, les ongles des femmes des Terre-Neuviens se relâchèrent laissant sur leur peau blanche, des lunes rouges que tous les marins remarquèrent sans oser relever la tête, de peur de ternir le sublime instant des retrouvailles.
Pourtant une femme, une seule n’avait pas desserré les mains. Les yeux secs sans doute de déjà trop de larmes, elle savait que l’espoir ne pourrait plus nourrir l’absence.
C’est vrai que je n’étais pas là, que je n’étais plus attaché au port natal. Bien loin des haleurs de notre terre, si près du feu et de la glace, les monstres qui dévorent les sirènes surgirent des limbes profonds.
J’ai vu l’aurique tachée de sang par les chimères et la latine se déchirer aux vents. J’ai tiré sur les drisses, brûlant mes mains de chaleurs infernales. La coque puisant la mer s’offrait à l’océan comme une âme aux démons.
Alors des embruns félins m’ont dévoré le visage. Aveuglé par tant de cruauté, j’ai poursuivi ma route, grand foc dressé, incertain de mon destin dans la fournaise glaciale de vagues natives de nulle part.
Fier, hissé par le grand pavillon déchiqueté, j’ai conduit la route tenant la barre et le mât face aux gouttelettes arrachées par le vent.
Au petit matin, las de cette rude bataille, Neptune s’était endormi dans les abysses engloutissant mon équipage. La mer avait retrouvé son impassible lenteur.
Je venais de franchir la tempête, mais les autres n’étaient plus là ! Ainsi j’ai croisé des tonnes de métal rouillé. Sur les flancs de l’animal, des larmes de mers ocre roulaient en laissant des traces d’oxyde sur la carcasse usée... Et la cathédrale démoniaque continuait de glisser sur les ondes.
Dans le vaisseau fantôme, la cadence de l’arbre d’hélice rompait le silence de l’immensité bleutée...Tong ! Tong ! Les hommes ivres, les maillots sales, les visages en sueur, dormaient dans les cambuses et les bouteilles d’alcool frelaté roulaient dans le fond des cabines.
Les chaînes grinçaient, les hublots battaient, les rivets tremblaient sous la vibration des machines. La bête malade s’engouffra dans les brumes de la mer du Nord. Seul vestige de son ancienne gloire, à l’époque où la carcasse était peinte aux couleurs vives de vert et de rouge, le pavillon claquait aux vents froids. Panama !
Derrière dans le sillage triste d’une mer malmenée, des fous de Bassan, des sternes et autres macareux moines déchiraient leurs ailes noires et engluées en tentant de s’arracher à l’océan de bitume. Le bourreau d’acier s’effaçait dans la nuit en silence.
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Alors, dans les ténèbres froides, j’ai pensé à toi, ma belle amie, à tes cheveux roux dans la brise de notre Bretagne, celle qui dégageait ta nuque blanche, et à ton regard, à nos yeux qui ensemble regardaient avec émerveillement le lointain horizon. Je pense aussi à toutes ces femmes des ports voisins, qui nous attendaient et qui espèrent sans doute encore. J’entends les chants dans les tavernes, la musique entraînante des villageois au son du bagad, et mes paupières se ferment dans le simple clapotis de la mer contre le bois du navire.
Me voilà voilier et je perçois la douce berceuse de l’écume sur les galets. Je sens le souffle chaud des alizés qui glisse le long de la jetée.
Demain je partirai.
Je partirai pour des contrées inexplorées, des pays sans hommes, des terres abandonnées.
Je partirai fier de mes trois mâts, faisant face à l’éminent soleil du matin. L’ample albatros m’accompagnera pendant quelques milles de son doux vol régulier puis m’abandonnera dans les embruns.
Je naviguerai des jours entiers, tantôt blessé par les grandes lames tranchantes de la houle, tantôt bercé par le balancement des longues vagues solitaires.
Alors, j’aborderai les rivages toutes voiles gonflées dans le silence de la nuit, sous les pâles lueurs de la lune, et ainsi leurré par des phares en apesanteur, je m’échouerai sur la grève, las.
Au loin, les forbans, sinistres écumeurs, éteindront leurs feux sortilèges et videront mes entrailles. Je finirai dans l’oubli de l’océan tandis que mon squelette de bois s’abîmera sur la plage de sable humide avec pour seul linceul ma grand-voile déchiquetée.