Triste fin

Me voilà dans une poubelle puante, au fond de cette vieille cour sombre.
Je suis délavée, terne, sans forme, pleine de tâches, la gueule ouverte et béante et je vais me faire broyer par le camion-poubelles du quartier, sans que l’on cherche à m’utiliser à d’autres fins.
Pourtant ma vie a été remplie ; j’en ai fait des kilomètres, j’en ai grimpé des escaliers, sans être considérée.
J’étais groles à tout faire, tous terrains et tous temps.
J’avais des beaux lacets de cuir, mais un jour, un lacet a cédé et a été remplacé par un bout de vulgaire ficelle ; chaque matin, mon propriétaire mettait ses chaussures, il tirait de toutes ses forces sur la ficelle, faisant mal à mes œillets. Je rêvais à ce moment d’être née chaussures de bal, de virevolter gaiement au son de musiques endiablées et de pouvoir regarder sous les jupes des filles…Ou alors chaussures de sport et j’aurais peut-être remporté des coupes, des médailles ! Oh ! Oh ! Mais je m’égare ; je ne suis que vieille grole agonisante et puante. J’ai travaillé toute ma vie, m’égarant sur des routes , montant sur des échelles, glissant maintes fois sur des sols sales et trempés. J’ai pataugé dans des flaques d’eau, subi la neige. Jamais, depuis la ficelle, on ne m’a cirée ni emmenée chez le cordonnier. De temps en temps, on grattait mes semelles crottées avec un vieux couteau rouillé, réservé à ce seul usage.
Le soir, on me jetait dans un coin de couloir noir et loin de tout.
Et puis, un soir, j’ai entendu : « Bon, cette fois, je les mets à la poubelle, ces godasses, je ne peux plus les voir et elles sont fichues. » « Aïe, aïe, aïe ! « ai-je pensé « la benne à ordures !!! »
Si j’avais été chaussures de bal, on m’aurait époussetée avec délicatesse toutes les semaines afin que je sois séduisante, on m’aurait rangée dans une boîte en carton ou dans un placard et j’aurais entendu : « Ahhhhhhhhhhh ! Que je suis bien dans ces chaussures et qu’elles sont belles, elles me plaisent ! « 
Voilà, j’attends l’aube et le passage de la benne à ordures et mes œillets pleurent ; j’avais rêvé d’un enterrement en grandes pompes.