La môme est là, assisse au bar, chemisier blanc au décolleté généreux, jambes longues qui se perdent sous une jupe rouge, pas un type dans ce bar dont le regard ne se soit attardé sur ce petit bout de femme. Elle me tourne le dos mais tout à l’heure, avant de s’asseoir, elle m’a fait face, et je me suis senti tout remué en dedans, un vieux loup comme moi, qui se fait encore avoir par une « trop jeune pour lui ». Ouais, je sais, j’y peux rien, on peut être un tueur à gage et rester dans l’âme un grand sentimental. C’est tout moi ça... Mais je gamberge.
Je me suis fait servir une bière, histoire de me donner une contenance mais je n’ai pas vraiment soif. Elle est rentrée dans ce bar une demi-heure plus tôt et je l’ai suivie. Jamais filature n’aura été aussi exquise, encore un peu et c’est moi qui payait le client pour avoir le job. Non, je rigole, et je ne devrais pas, j’ai trop besoin de son pognon à ce gros tas. Le Boss, comme je l’appelle n’a pas de nom, enfin, pour moi. C’est un gros bonnet de la C.I.A. ça, je n’aurais même pas du le savoir, mais voila, quand on est un bon privé, on a des oreilles qui traînent un peu partout et on apprend des choses que parfois on ferait mieux d’ignorer.
Elle semble attendre quelqu’un, ça ne fait aucun doute, mon flair ne me trompe jamais.
La question est de savoir qui.
Le boss a été clair. Pour lui il ne fait aucun doute qu’elle est un agent double. Il veut savoir pour qui elle travaille et m’a prévenu qu’il n’y aura pas de sentiments. Ma mission est simple, surveiller, débusquer, éliminer.
Bon, théoriquement ce n’est pas mes oignons, on me paye pour exécuter des ordres et d’habitude ça me convient plutôt bien
Mais là, j’ai les tripes qui s’affolent. Moi ça me fait mal aux seins de devoir supprimer un si joli petit lot. Bon ok, refroidir c’est mon job. On me surnomme le Congélo, j’applique froidement les consignes, sans état d’âme, je suis d’une efficacité redoutable, reconnu par mes pairs.
Mais voila, ce coup-ci ce n’est pas pareil, j’ai le béguin. Ah ! Je gamberge encore et encore, faut te ressaisir mon petit vieux, sinon on finira par te mettre au placard.
Agent double, ça reste à prouver. Ca ne me regarde pas, putain ! Mais je suis bien décidé à lui trouver des circonstances atténuantes.
Je commence à trouver le temps long. D’un côté ça me rassure plutôt mais de l’autre, je ne me vois pas rester là toute la journée, je ne suis pas fait pour rester assis à attendre, il me faut de l’action, quoique là, je ne me lasse pas de regarder son petit cul se trémousser langoureusement sur son siège, comme s’il voulait me dire quelque chose. Non mais ce n’est pas possible, qu’est-ce que j’ai, nom de Dieu, fait soif tout à coup. J’ai commencé à la bière, je continue à la bière, mais à jeun, la cinquième a du mal à passer, et ils ne servent même pas à manger dans ce troquet.
A midi sept, un mec plutôt louche, fait son entrée, les mains dans les poches de son pardessus. Sûr qu’il est armé. « Il va me falloir jouer serré », me dis-je entre deux hoquets à peine retenus.
Le type jette un coup d’œil circulaire. S’arrête un court instant sur le joli petit cul, habillé de rouge, de ma protégée. Puis il avise une table au fond de la salle, fait un geste à l’attention des trois lourdauds qui s’y trouvent déjà, et les rejoint.
Fausse alerte. Je commande une sixième bière, ce non-évènement m’ayant donné encore plus soif, la faim qui commençait à me tenailler il y a cinq minutes à peine s’estompe. Je reprends mon travail d’observation, rendu plus difficile par la brume qui flotte maintenant entre elle et moi. Fumée de cigarette, peut-être, vapeurs d’alcool dans mon cerveau imbibé, plus sûrement.
Midi vingt-cinq, toujours rien, je commence à me demander si le boss ne devient pas gâteux.
Tout à coup la môme pivote sur son tabouret de comptoir offrant par la même à ma vue, un panorama à faire damner un saint. Je crois deviner un léger sourire dans ses yeux quand elle écarte ses cuisses pour se lever. J’en avale une gorgée de travers. Le temps de me ressaisir, elle est devant moi et sans rien demander s’assied à ma table.
Qu’est-ce que tu m’offres ? Dit-elle d’un air enjôleur.
Je commande un Martini et une septième bière, il faut bien que je l’accompagne.
Tu parles d’un agent double... Elle tapine pour arrondir ses fins de mois, la C.I.A. ça paye pas des masses à son niveau, moi c’est différent je suis en quelque sorte à mon compte, mais ça ne me paye guère plus que les factures du mois, quel boulot de con, pourtant je l’aime, je me sens un peu comme un artiste incompris.
Elle me fait un brin de causette, je suis aux anges. Si elle pouvait se douter que je fais presque partie de la maison, moi aussi, mais dans la branche sous-traitance, style déménageurs...
Puis elle me demande de la suivre, mieux que dans mes rêves les plus fous. Nom d’un petit bonhomme, je lui ai tapé dans l’œil.
Je n’ai pas compris tout de suite ce qui m’arrivait, je ne suis pas un habitué de la chance, moi, les coups durs, ça, ça me connaît, mais la chance, c’est du domaine de l’utopie ; un mot qui me plaît bien, utopie, quand on en mélange les lettres, ça peut presque donner, « hop, y tue » c’est tout moi ça, c’est un mot qui est fait pour moi, l’utopie du tueur à gages...
Elle s’arrête devant le marchand de hamburgers, bonne idée j’ai de nouveau la dalle. C’est moi qui paye, c’est normal, c’est une dame et pas n’importe laquelle, le bol que j’ai aujourd’hui, ce n’est pas croyable... Me faire payer pour marcher à côté d’une super gonzesse ; non, pas une gonzesse, une fille, une femme, pour moi, même si ça ne doit pas durer, c’est fantastique.
L’hôtel ne paye pas de mine, mais la chambre est propre. C’est elle qui a parlé, au type à l’accueil, je l’ai laissé faire, je ne suis pas dans mon état normal. Habituellement, je les aborde en professionnel, je pose les questions, ils répondent, s’ils ne le font pas, j’allonge un peu de monnaie, c’est normal, ça rentre dans mes frais, s’ils ne répondent toujours pas je leur en allonge une, généralement ils deviennent très vite trop causants, ils sont prêts à me balancer leur propre mère.
Elle me dit de me mettre à mon aise et va prendre une douche.
Mon instinct reprend le dessus. Tout d’abord examiner la chambre, rechercher d’éventuels micros, des caméras miniatures. Je suis rôdé à l’exercice et cela ne me prend que quelques minutes. Je l’entends chantonner alors qu’elle se douche.
Puis j’examine son sac. Je fouille, là aussi je suis un expert, rien ne m’échappe.
« Bon Dieu ! » Je me suis piqué, satanée aiguille ! Ah ! Les bonnes femmes et leurs sacs fourre-tout. Se piquer au bout du doigt, ça fait mal, sans plus, mais cela a le don de me ficher en colère. Rien dans la pièce, rien dans le sac, je n’ai plus qu’à conclure cette charmante entrevue, je rigole intérieurement en pensant que ce n’est pas avec les dix dollars qui me restent dans le portefeuille qu’elle pourra rentabiliser sa soirée, je me reprends, c’est une dame, je n’ai pas le droit de penser comme ça à son sujet, elle est agent secret, elle travaille pour le gouv... Qu’est-ce que j’en ai à foutre du gouvernement.
Elle m’aura moi, et ce n’est déjà pas si mal. Je me déshabille et me glisse sous les draps. J’attends. Merde j’aurais du me laver les dents, les filles aiment les mecs qui ont les dents propres et puis j’ai un morceau de viande coincé entre deux molaires, ça fait chier !
Elle sort de la douche enveloppée dans une grande serviette et me dit de fermer les yeux. Après un court instant d’hésitation, comme hypnotisé par la vision qui s’offre à moi, j’obéis, j’adore les surprises.
Tu peux les ouvrir
Elle a la main droite derrière le dos, sa main gauche maintient la serviette serrée autour d’elle. J’imagine que d’un mouvement brusque elle va se dévoiler.
Elle me sourit et s’avance lentement vers moi.
Elle monte sur le lit, d’un geste de sa main gauche elle dégage la serviette et la laisse tomber sur le sol. Je suis surpris de la voir en slip et soutien-gorge, la belle est pudique.
Elle s’agenouille, me chevauche, ses genoux appuyant sur mes poignets restés sages, sa main droite va, c’est sur, dégrafer le soutien-gorge et me dévoiler son opulente poitrine, je me contrôle difficilement.
Tout à coup, surprise... Elle sort de derrière son dos un Walter P22 avec silencieux.
J’ai immédiatement reconnu l’arme, quel jeu a-t-elle donc inventé, quel jeu...
Chérie que veux-tu faire avec ce ...
L’arme a craché sa balle, je ne l’ai pas vu partir, je ne l’ai pas senti rentrer.
Un petit trou bien propre entre les deux yeux et l’oreiller commence à se tinter d’un rouge sombre.
Mon corps encore chaud de Congélo refroidi est pris d’un soubresaut, d’un seul.
Pauvre cave ! Dit-elle, d’un air attendri. Prenant son portable, elle appelle son boss pour lui annoncer que la mission est réussie.
Son boss ! Mon boss.
Quelle est la morale de cette histoire ? Je ne la connaîtrai jamais, mon esprit, mon âme peut être, se dissipe dans le néant... Déjà, je ne suis plus.
*****