Le ciel était gris, le sol noir, l’herbe humide.
Et tout cela égayait mon cœur.
Que l’horizon fusse terne, peu importe ; le mien s’arrêtait à tes yeux évasifs. Que la terre se soit muée en boue, heureusement ; seul une argile délicate pouvait façonner ton front lisse de tout souci.
Et la rosée !
Rose de tes joues, aube de ton rire. Arabesque de sons nubiles, cascade fragile désaltérant mes songes affolés par ton parfum envoûtant. Crescendo de notes éclatantes, diminuendo d’arpèges murmurés. Et moi, explorant ce pays délicieusement vallonné, j’enfonçais mes mains dans mes poches et je souriais bêtement, désarmé à la première escarmouche de tes joies. Une cathédrale occupait tout l’horizon ; ton rire en formait la voûte évanescente. Elle s’effilochait petit à petit, comme le fil mélodieux d’un chant qui se perdrait dans les nuages d’un midi rayonnant. Si j’avais eu plus de temps j’y aurais monté ma religion. Je t’aurais érigé en déesse, avec ton rire pour prière et l’espoir pour icône. Puis je m’y serais enfermé, j’y aurais mis le feu. Et la nuit aurait couvert mes cris.
Mais la mélodie continue, soudain saccadée, aiguë comme un bonheur trop vif, puis se traîne, meurt. Ce n’est plus qu’une étincelle dans le silence universel. Le silence oppressant, noueux, qui finit par vous rendre sourd. Cet abîme sans fond et sans sommeil où remuent tous nos soucis futiles, toutes nos aspirations éphémères, toutes nos craintes justifiées. Le sens des choses s’y tait, dépouillé de sa valeur par le matraquage terne du quotidien. Son reflet malade tousse ses maux sur les êtres qui s’y complaisent - faute de mieux.
Faute de rêves arrachés au ciel, à la musique de nos jours.
Au loin, on entend le cri cuivré de la terre qui frissonne. Tout près, le ciel se morcèle en feuilles chatoyantes, annonçant l’automne. Je sens le tremblement délicat du vent sur mon visage.
Le rire de ce matin au ciel argenté me restera en mémoire.
*
« Lui, c’est un vrai orateur. »
Ces quelques mots, sur l’instant, piquèrent ma curiosité. Parlait-on bien du même homme, au pas lent, à la démarche raidie par l’autorité, à la sacoche usée comme ses mains ? Au discours inlassablement répété, figé dans une série de petites manies, de réflexes qui espacent les phrases en respirations calculées, plaçant les emphases ou les silences avec une minutie précieuse ? Et ce afin que son propos ne forme plus qu’une machinerie complexe, un mécanisme d’horloger dont lui seul posséderait la clef ?
Non, je pense que dans ce cas il aurait parlé d’un simple orateur.
Sans doute bon.
Cet homme-là faisait bien plus : son pas étouffait les conversations sous la semelle, les plis de son manteau poussiéreux froissaient les mots jusqu’au murmure.
Son visage semblait articulé comme celui d’une marionnette de foire aux sourcils perpétuellement froncés, dont le mauvais rôle aurait usé les expressions et fossilisé les manières. Une légère contraction des rides du front immobilisait son public dans un souffle. L’attention ambiante restait alors crispée dans l’attente d’un son juste, d’un dénouement quelconque. Et là seulement, d’une oeillade bienveillante et avec quelques mots soigneusement choisis, le professeur commençait son prêche.
En réalité, cet homme-là commandait au silence.
Assis dans l’auditoire sobrement décoré par le portrait d’un empereur byzantin, j’écoutais, désoeuvré, les conversations qui ponctuaient invariablement notre pause traditionnelle. Ou plutôt, je tentais de saisir parmi cet amas de bribes insouciants une phrase, un mot, une idée enfin qui sauverait mes pensées du naufrage. Je baignais ainsi dans l’amertume de l’indolence quand mon attention fut attirée par un étudiant tout proche. Je ne me rappelais pas l’avoir vu prendre des notes lors de l’heure précédente. Détail plutôt choquant pour les clercs au supplice que nous devenions durant ces séances de griffonnage intensif.
En fait, je ne me rappelais pas l’avoir vu à aucun autre cours. Il semblait s’être simplement assis, sans but particulier sinon que d’écouter les pérégrinations verbales de notre professeur. J’engageai la conversation avec lui. Il répondit tout de suite à mes interrogations ;
« Non, je viens juste voir un vieux professeur que j’aime bien. »
« C’est vrai qu’il est plutôt bon. », murmurai-je.
« Oui ! Si tu voyais les profs qu’on a en master… tous des pouilleux. Lui, c’est un vrai orateur. »
Ainsi, quand le brouhaha cessa à nouveau, discipliné sans effort, les choses m’apparurent plus obscures encore. Fallait-il que la vérité eût un goût de néant ? Que la partition affectée de nos vies ne soit qu’un allez-retour entre l’absence et le vertige ? Je me refusais d’applaudir la virtuosité de cet « orateur », si élégante fût-elle - au même titre que le silence, qui tait la naissance des sons pour mieux en célébrer l’apogée.
Dans l’amphithéâtre, les battements cadencés d’une mesure impitoyable reprenaient et nous n’étions plus qu’un orchestre enchaîné aux gestes de son chef en queue-de-pie.
*
Un rythme lourd, régulier, perce la nuit. Il s’arrête un moment puis reprend, invariable. Ce sont les bruits sourds des pas martelés sur le pavé, du battement effréné d’une course dans la ville morte. Le prélude d’une danse tribale aux dieux païens et aux rituels mystérieux.
Un cri surgit au milieu de cette symphonie étouffée, rugissant parmi les sons voûtés, enchaînés. Il vibre comme un appel animal, cru, explosif. Celui qui le pousse veut se faire entendre, hurler son indécence, caracoler dans le mépris de la nuit. Il est bientôt suivi par des hurlements semblables, nourrissant un vacarme sans cesse amplifié. Ils se relancent les uns et les autres et forment comme l’écume de vagues tonitruantes et cauchemardesques qui s’écraseraient avec fracas sur le rivage des rêveurs anonymes. Ils réveillent dans les cœurs la crainte instinctive et millénaire d’ennemis anthropophages, d’envahisseurs bardés de fer et de sourires cruels.
J’étais debout au milieu d’une place, écoutant cette orgie sonore avec appréhension. L’origine des cris se rapprochait petit à petit et je tentais de capter dans la lueur orangée des réverbères un indice, une apparition fugace de l’aspect – sûrement fantastique – de ces démons si bruyants.
Ils apparurent à l’angle d’une rue, silhouettes courbées et trébuchantes, conduits en file indienne sous les aboiements de leurs geôliers. Gueules enfarinées, regards fuyants, habits souillés, ils offraient un tableau désolant. Les bourreaux, vêtus de toges barbouillées, assommaient leurs prisonniers d’ordres souvent contradictoires. Ils les alignèrent et les humilièrent avec une imagination perverse. Il s’agissait là d’un jeu étrange où la raison n’avait plus cours et où, comme souvent, l’homme se complaisait dans la bestialité et l’absurdité.
Pourtant, aucune entrave ne semblait retenir ces victimes trop dociles. Les captifs étaient par ailleurs bien plus nombreux que leurs gardiens essoufflés. Cette évidence me frappa avec force. Quel instinct me poussa alors à courir vers eux et tenter de les libérer ? Accusez le destin, la liberté… ce sentiment bouillonnant de révolte qui bat la mesure de l’injustice gratuite. Ou bien simplement la nuit.
La confusion régna un instant parmi la troupe. Mais rapidement les prisonniers devinrent d’atroces bourreaux à leur tour. La foule se ligua contre moi. Les poings pleuvèrent. Je parvins à m’extraire de justesse, ahuri par la tournure des évènements. Les imprécations et les jurons, grognements indistincts d’une meute attaquée, accompagnèrent ma fuite. Cela formait un bruit terrible où je ne distinguais rien. Comme un bourdon vibrant si vite qu’il n’en résulterait qu’un silence opaque. Un silence sourd.
Mais soudain, parmi ces loups maigres, résonne un rire cristallin, argenté – aux milles saveurs d’un matin lointain.
Alors, je compris.