Tu la regardes.
Elle te sourit, exactement comme avant. Vous êtes attablées, avec ton père et ton frère, et vous discutez, débattez, dissertez de manière insouciante. Les études, les amours, ta mère, le temps qu’il fait. Un repas de famille ordinaire, comme il y en a eu des milliers d’autres auparavant, depuis toutes ces années que tu la connait, qu’elle fait partie de ta vie.
Tu te rappelle de quand tu l’as vue pour la première fois... non, en fait, tu ne t’en rappelle pas. Tu étais trop jeune à l’époque, mais tu sais que tu ne l’a jamais haïe comme on l’entend si souvent dire, elle a su entrer discrètement dans votre vie et devenir en douceur une belle mère, pas une marâtre acariâtre de devoir s’occuper des enfants des autres. Elle a gagné votre affection, puis, avec le temps, votre amour.
Tu te rappelle qu’il y a des moments, bien sûr, où tu l’as détestée. Elle avait cette langue acérée, qui danse et mord pour dégonfler tes dernières défenses. Elle t’a forcée à te regarder en face, et, adolescente, tu ne voulais pas de ça ; alors tu t’enfermais dans ta chambre et, en silence, tu pleurais parce que tu savais qu’elle avait raison. Comme seuls peuvent avoir raison les gens qui nous aiment. Comme seuls peuvent avoir raison les gens qu’on aime.
Et maintenant tu la regarde et tu cherches, tu cherches désespérément, follement, tu scrutes ses sombres prunelles à la recherche de cette étincelle qui, dans tes souvenirs, brûlait comme le reflet d’un feu plus profond et plus ardent. Et tu te disait à l’époque qu’elle était une femme forte.
C’était avant.
Avant que ton père ne se dévoile et piétine votre quiétude avec ses gros sabots tachés de méchanceté, d’insouciance, de sans gêne. Avant qu’il ne souille tout ce qu’elle avait réussi à être et à construire. Avant qu’elle ne lui pardonne encore et encore, et que tu aie toi envie de hurler mais pars ! Pars loin et tant pis si je ne te revois jamais, je veux juste que tu reste celle que tu étais !
Mais elle n’est pas partie, et maintenant tu ne trouve rien, et tu sais qu’elle a été brisée. Tu as soudain l’impression de regarder dans les yeux d’une morte et c’est insoutenable, insupportable. Tu suffoques en silence, détourne les yeux, incapable de supporter le spectacle de cette femme éteinte et étouffée, réduite en morceaux par la vie.
Et plus tard, quand l’obscurité de ta chambre te cachera, tu pleureras sur tout ce qu’elle a été pour toi.