Il ne regarde rien ni personne, il marche dans le petit matin dont les ocres diffus se mêlent aux roses éclatants de ce ciel de fin d’hiver, bousculant les passants qui se pressent sur le trottoir.
Certains le croisent comme l’on croise une ombre, emmitouflés dans leurs manteaux et leurs écharpes, anonymes.
D’autres lui jettent seulement un coup d’œil bref et furtif et ne s’attardent pas. On ne regardent pas quelqu’un dont les mains et les vêtements sont maculés de sang et dont la démarche hagarde ne présagent rien de bon.
Brusquement une sirène de police retentit, se répercutant sur les murs de la ville, la rendant encore plus stridente, plus solitaire, plus glacée. Dans un bruit de crissements de pneus, elle s’arrête à la hauteur de l’homme aux mains ensanglantées, les portières s’ouvrent et quatre policiers en sortent en toute hâte, le mettant en joue.
Mais l’inconnu ne réagit pas, il s’est simplement arrêté et ne manifeste aucune résistance lorsque l’un deux lui passe les menottes aux poignets. Son regard est vide, sa bouche s’est figée dans une expression stupide et étonnée, ravalant un pourquoi que sa voix aurait refusé de formuler.
Trois cents mètres plus loin, le corps lacéré d’une jeune femme gît.
La profondeur des entailles et le nombre impressionnant de coups de couteau démontrent toute la colère et la hargne du meurtrier.
Mais lui, il ne sait rien, il ne la connaît pas, il a tout oublié.
Coïncidence troublante, mauvais endroit, mauvais moment, la vie est parfois faite de ces instants malheureux où le destin semble faire une pause, l’espace d’un battement de cils, et laisse entrer l’horreur froide et tragique.
Depuis quelques minutes, il est assis dans un bureau où des hommes le questionnent à propos de faits qu’il ne comprend pas. Il secoue la tête, interdit, lointain, étranger à ce qui l’entoure.
Non, il n’a jamais vu cette femme.
Non, il ne sait pas pourquoi son sang le recouvre.
Non, il ne peut expliquer la présence de ses empreintes sur le couteau.
Lui, il ne veut rien d’autre que se laver les mains dont l’odeur poisseuse lui donne la nausée et qu’on le laisse en paix. Il ne regrette rien puisqu’il n’a rien fait. C’est sa seule certitude et il s’y attache comme un naufragé à une planche de bois.
Comment expliquer ce vide béant dans sa tête, ce néant entre le moment où il s’est levé et celui où il s’est retrouvé dans ce bureau sordide dont les murs gris l’écœurent, avec ces hommes dont les interrogations résonnent dans son esprit comme un brouhaha immonde rouge et noir.
Il n’aura suffit que d’une seule minute de folie, c’est peu de chose en somme une vie...